NOTES :
[1] Appuyé sur la notion freudienne de surdétermination qu’on appliquerait aux assujettissements, on pourrait produire le fantasme d’un sujet « libre » au sens où il prendrait forcément de lui-même la responsabilité d’être singulier quand les différents savoirs dont il est fait avèreraient leur caractère incompatible ou contradictoire. Il faut dénoncer la naïveté d’une telle illusion qui prétendrait retrouver le sujet dans le déterminisme même, comme son effet le plus paradoxal. Car la pluralité et donc la fréquente incompatibilité des ordres de signification n’ouvre d’abord un espace d’indétermination qu’à la condition qu’on ait projeté sur le sujet de l’inconscient l’unicité et la formalité du sujet de la réflexion ; de sorte que c’est au nom du sujet transcendantal qu’on reconnaîtrait la réalité des procès d’assujettissement qui sont pourtant l’impossibilité de principe du transcendantal en général ! L’argument consistant à dire que, pris entre des exigences contradictoires, ce « sujet » aurait bien été forcé de se déterminer lui-même et par conséquent serait originellement libre des assujettissements dont on admet par ailleurs qu’il est le produit, est une suite de paralogismes, dont le premier est d’imaginer qu’on puisse être « pris » entre des nécessités dont on est constitué (pour être pris entre de telles nécessités, comme dans l’exemple du cas de conscience, il faut exister en propre et donc être extérieur à l’une comme à l’autre). Et puis on suppose que la résultante, si l’on peut dire, de ces nécessités incompatibles entre elles, est d’une force exactement égale à zéro, faute de quoi le sujet aurait pour réalité le dessin inédit que les « processus primaires » ne manqueraient pas de donner à partir d’elle. Comme cette égalité exacte est infiniment improbable, l’argument l’est aussi. Ensuite il définit le sujet par la « spontanéité » du choix qu’il ferait de lui-même dans le no man’s land ouvert par cette improbable résultante. Or s’il y a bien une notion magique, c’est celle de « spontanéité », surtout si on veut l’employer en un lieu de signification neutralisée. D’ailleurs, à dire cela on confondrait liberté et indétermination, comme s’il suffisait de ne plus être absolument tel sujet relatif pour être un sujet absolu et par là capable le se déterminer aussi gratuitement et absolument que le Dieu incompréhensible de Descartes. Enfin une telle hypothèse oublierait que prendre une responsabilité est un acte positif dont il faut encore penser la détermination en termes de responsabilité : un sujet ne prend la responsabilité d’être sujet que dans une certaine compréhension de ce que c’est qu’être sujet (par exemple un sujet de droit prend une responsabilité juridique, etc.) dont il ne peut par principe être l’origine mais dont il doit avoir toujours déjà pris la responsabilité qu’elle soit valable autrement dit pour qu’elle fasse autorité à ses yeux. C’est la question de cette responsabilité de ce qui fait autorité sur soi qui est la question du sujet – pas celle de la neutralisation réciproque des déterminismes qu’il subit.
[2] De sorte qu’il revient au même de nier la réalité du mal et d’ôter à chacun la responsabilité de sa propre existence : c’est mépriser les hommes, souvent bien sûr avec les meilleures intentions, que de nier la réalité du mal, puisqu’elle n’est pas du tout le fait que nous soyons mauvais (l’homme est fait d’un bois tordu : c’est un fait comme c’est un autre fait qu’il pleut ce matin) mais – au contraire pourrait-on presque dire – que nous prenions la responsabilité d’être mauvais.
Il ne suffit pas d’être soi pour être soi, puisqu’on n’est soi qu’à être sujet de soi. Il ne suffit pas non plus d’être humain pour être humain, puisqu’on peut l’être de manière inhumaine. On vit, c’est une chose ; on est sujet de sa vie, c’en est une autre – car sa vie, on peut la vouloir, y être indifférent, ou la refuser, et aussi la gaspiller, l’oublier, la détruire, la sauver, la donner. Et pourtant cela ne fait qu’un. Dès lors la question de la responsabilité n’est-elle pas simplement celle d’être sujet de ce qui peut nous être imputé, mais celle d’être sujet pour cette éventualité même, en reprise du sujet qu’il fallait déjà être pour que cette nécessité pût nous concerner aussi bien que ne pas nous concerner. C’est dire qu’on n’est soi qu’à être chargé d’une responsabilité première qui est celle d’être soi et d’être humain, et dont chacun se constitue dès lors d’avoir à être le sujet : l’existence propre n’est pas notre nature mais notre affaire, par là seulement humaine. Est humain en effet ce sujet pour qui être sujet est non pas sa nature ou sa condition mais sa responsabilité, dont par là même il fera son humanité – celui qui sera en somme non pas sujet, mais sujet d’être sujet. Ce n’est dès lors pas la responsabilité qui définit l’humain, puisqu’on peut imaginer des responsabilités non humaines pour des sujets qui ne le seraient pas non plus (Dieu l’Etat ou la nature[1], mais aussi l’humanité en général et toutes sortes de personnes morales et d’entités juridiques dont on peut en effet concevoir qu’elles soient louées ou blâmées), mais c’est la responsabilité insubstituable et dès lors singulière d’être responsable. La responsabilité des choses qu’on aura faites ou qu’on n’aura pas faites en sera seulement dérivée. De ce point de vue la responsabilité n’est pas ce qu’on peut attribuer au sujet pour dire qu’il est humain, quelque chose qui l’exprimerait en tant qu’humain, mais ce qu’on doit lui imputer – ce dont on doit encore reconnaître qu’il est responsable. Il faudrait faire de l’humanité une classification zoologique pour qu’on pût être innocent d’être humain. La question de la responsabilité est celle de cette impossibilité.
I. La responsabilité d’être responsable
Un sujet n’est humain qu’à prendre et non pas à avoir la responsabilité d’être sujet – et par conséquent la question de l’humain n’est pas une fois pour toutes celle d’une nature commune mais à chaque fois celle d’un moment singulier. Cela signifie qu’il ne faut pas confondre le sujet métaphysique de l’attribution et le sujet éthique de l’imputation : la question est de reconnaître une causalité dans un cas, mais elle est reconnaître une autorité dans l’autre. Ce dont on a à répondre, en effet, c’est ce qu’on autorise. Pointons la disjonction entre autoriser et causer en disant qu’il peut à la limite être légitime d’imputer à quelqu’un quelque chose qui a lieu plusieurs millénaires après sa mort (par exemple Nietzsche et Heidegger imputent à Platon le nihilisme contemporain). On n’est pas responsable de ce dont on est la cause, puisque la nécessité est une sorte d’innocence (le nuage est-il responsable de la pluie ?) : on est responsable de ce dont on a pris la responsabilité – ce qui s’appelle proprement autoriser. Nous accordons volontiers qu’en fait, cela revient souvent au même (mais pas toujours : le commanditaire qui n’a rien fait est plus responsable encore que l’exécutant qui s’est sali les mains), autrement dit qu’on peut imputer à quelqu’un une réalité dont par ailleurs il est la cause. Mais la notion est bien différente, comme l’innocence d’une cause est différente de la responsabilité d’une autorité – comme le sujet de la métaphysique qu’il faudra nécessairement supposer à des actions est différent du sujet de l’éthique auquel on prendra la responsabilité de les reprocher.
Précisons. Le sujet de l’attribution, c’est la substance. En effet, rendre compte d’une chose, c’est supposer autre chose qui « se tienne en dessous » et qui ait pour être propre la nécessité de la première chose. Conformément à l’étymologie, le sujet qu’on dira de l’attribution est donc ce qu’on suppose aux attributs – et en cette supposition on peut saisir le noyau essentiel de la métaphysique. Mais le sujet de l’imputation ? On vient de le dire : il ne cause pas (ou alors seulement par ailleurs, c’est-à-dire en tant qu’on l’inscrit dans un repérage métaphysique). Non : il autorise. Qu’est-ce que l’autorité ? Ceci : la responsabilité de la responsabilité. Qu’est-ce qu’autoriser ? Pour l’objet, c’est l’installer dans une légitimité qui soit la sienne propre ; et pour soi, c’est fonctionner comme autorité. La substance s’oppose donc à l’autorité comme la métaphysique s’oppose à l’éthique. Et le sujet de l’attribution, il s’oppose à quoi ? Pour répondre, c’est-à-dire pour désigner le sujet de l’autorité, il suffit de regarder le mot : l’autorité, c’est le fait d’être auteur, et rien d’autre. Là où est l’autorité est l’auteur en tant qu’auteur (qui n’est pas forcément individuel : il peut s’agir du peuple, quand on s’interroge sur l’autorité de la loi). Le responsable d’une action, quand on la lui impute (responsabilité) au lieu de la lui attribuer (innocence), on dit qu’il en est l’auteur. On est forcément l’auteur d’une infraction, par exemple. L’attribution (métaphysique) s’oppose donc à l’imputation (éthique) comme le sujet substantiel s’oppose à l’auteur. On est le sujet de ses actions, mais on est l’auteur de ses actes : ceux-ci renvoient à une prise de responsabilité mais celles-là à une expression. Dans le premier cas, il s’agit d’une décision qui soit d’abord celle d’être responsable, dans le second d’une nécessité identique à son propre fait (il se trouve qu’on est ceci et que la conséquence ou la manifestation en est cela). Parce qu’elle est celle d’être sujet, la question de l’humain est celle d’être auteur.
Contrairement au sujet qui est toujours déjà là, puisque c’est le même de le reconnaître et de le supposer, l’auteur manque. C’est d’abord de manquer qu’il fait autorité : serait-il là qu’on aurait seulement affaire à une réalité de fait, un stupide et trivial « c’est ainsi » dont on ne voit pas en quoi il pourrait autoriser ou interdire quoi que ce soit[2]. Pour le dire banalement, l’autorité tient à ce qu’on vient de loin, de toujours plus loin (par exemple on ne pense l’autorité de la loi qu’à d’abord reconnaître l’impossibilité de jamais identifier le peuple à la population – autrement dit qu’à y apercevoir ce qu’on pourrait nommer « l’absent de toute politique »[3]). Si donc la question de la responsabilité est celle de la responsabilité qu’on prend d’être responsable, on ne peut la considérer comme un fait, même métaphysique, parce que cela impliquerait qu’on soit innocent et non pas responsable d’être responsable, que la responsabilité ne vienne pas du fond infini de la responsabilité : elle n’autoriserait rien et ne serait par conséquent responsabilité de rien, notamment pas d’elle-même.
Il revient donc exactement au même d’affirmer et de nier la responsabilité : là parce qu’on la ramène à son propre fait en contradiction avec sa notion qui est celle de faire autorité, ici parce qu’on en reste à au fait universel, inerte et stupide, de l’existence en général dont elle aurait été un moment illusoire. Entre la pire culpabilité d’être coupable et la plus originelle innocence d’être innocent, il y aurait ainsi une dernière identité de signification : la même insignifiance de tout à tout. La réflexion entérine d’ailleurs ce jugement : à plus ou moins brève échéance tout est finalement ramené à la même indifférence de l’oubli, en ce sens qu’il reviendra exactement au même d’avoir été innocent ou d’avoir été coupable, d’avoir été victime ou d’avoir été bourreau, d’avoir été ou de n’avoir pas été.
Eh bien, c’est précisément contre cette nécessité par ailleurs irrécusable que la notion de responsabilité a son sens : non seulement on n’est responsable qu’à la condition que personne ne réponde pour nous de ce qu’on a fait et de ce qu’on n’a pas fait, mais encore on ne l’est qu’à la condition que rien (aucun « c’est ainsi », aucune lucidité métaphysique de l’équivalence de tout à tout ou de tout à rien) ne vienne parer à l’impossibilité de la substitution que signifie l’idée d’être personnellement responsable. Le sujet de l’imputation résiste par son impossibilité au sujet de l’attribution enfermé dans sa nécessité – et c’est cette résistance, quand elle est imputée, qu’on appelle responsabilité : un sujet humain, qui est déjà sujet (de l’attribution), a pour affaire d’être sujet, et c’est en cela qu’il est un sujet. Il se tient très exactement là où reste en question comme sujet alors qu’il est déjà un sujet, c’est-à-dire là où il ne diffère pas de la question qu’il est pour lui-même, et qui est celle d’être sujet quelles que soient par ailleurs les réponses qu’on lui ait apportées.
Dire qu’il ne suffit pas d’être humain pour être humain, revient ainsi à rappeler qu’il n’y a d’existence subjective qu’en surplus d’un savoir qui ramènerait toute existence à l’irresponsabilité métaphysique d’un dernier « c’est ainsi » : on n’est humainement sujet que là où ça ne compte pas que le savoir soit satisfaisant – qu’il s’agisse du savoir de la responsabilité comme structure métaphysique ultime ou de la déconstruction de la responsabilité comme illusion psychologique et sociale. L’insistance de la question d’être sujet contre une réponse qu’on peut imaginer légitime à la question de ce que c’est qu’être un sujet est par conséquent la responsabilité même, par opposition à l’idée éventuellement juste qu’on peut en produire. Ainsi la responsabilité n’est pas plus l’effectuation de l’idée de la responsabilité qu’être sujet ne consiste à être un sujet. Et c’est à se faire le sujet de cette insistance d’être sujet contre le fait irrécusable d’être un sujet, et donc aussi contre le savoir dont cette reconnaissance est l’effectuation, qu’on prend (ou qu’on abandonne) la responsabilité d’être sujet ; on le fait toujourscontre l’innocence d’être un sujet.
Telle qu’elle se formule dans l’opposition réelle de l’éthique au métaphysique, la question que chacun reste pour soi fait de l’éthique l’ordre ouvert par l’insistance de cette question aux réponses qu’on peut y apporter . Cette insistance est, en tant que souffrance d’être en question comme sujet là où il devrait être normal d’être un sujet, sa responsabilité insubstituable et donc l’inouï de son humanité – dès lors qu’elle est la souffrance dont il porte déjà et encore la responsabilité, celle d’être sujet.
L’humain ne se joue donc pas dans la simple position de la question d’être sujet mais dans ce paradoxe que, pour insister dans son irréductibilité à toute réponse, cette question devait déjà être la nôtre pour qu’elle puisse le devenir : la responsabilité qu’on prend est une responsabilité qu’on avère. Seul un sujet a à être sujet, avérant ainsi qu’il était un sujet – et que de cela, il était sujet. C’est pourquoi la responsabilité est aussi bien prospective que rétrospective, aussi bien une garantie qu’une caution – à chaque fois d’être sujet. Ne peut en effet souffrir d’être sujet que celui qui était déjà sujet pour que cette inquiétude (qu’il ne suffit pas d’être un sujet pour être sujet) fût la sienne. L’impossibilité soufferte d’être un sujet est le réel de la responsabilité d’être sujet et il n’y a de responsabilité que dans l’impossibilité d’une substitution dont l’impersonnalité ou l’anonymat serait la limite – de sorte que c’est à souffrir de sa propre faute l’impossibilité d’être un sujet que la question d’être sujet est bien celle dont il s’agit d’être sujet. Ainsi sommes-nous faits d’une responsabilité dont on ne peut pas plus être innocent que contemporain, puisqu’on n’est responsable qu’à être d’abord responsable de la question insistante de la responsabilité, et par conséquent de sa propre souffrance en tant qu’on en est irréductiblement le sujet. Car ma souffrance est non pas ma situation objective et déplorable de victime mais déjà, encore et toujours mon affaire : celle dont j’étais, je suis et je serai le sujet. Cela signifie que j’en suis responsable à la fois au sens où c’est d’être sujet que je souffre, et au sens où elle sera ce que j’en ferai : une excuse pour me plaindre et démissionner en renvoyant aux autres (la nature, la vie, les parents, la société, Dieu, etc.) ma responsabilité d’être sujet, ou au contraire le noyau vide et inhumain de la réponse inutile que j’apporterai à ma propre question.
La question de la responsabilité d’être sujet est notre question, et son insistance contre toutes les réponses par lesquelles nous essayons d’y parer est, comme souffrance dont on ait encore à prendre la responsabilité, le réel de notre responsabilité. On ne peut donc pas dire que l’humanité dans son caractère problématique serait en quelque sorte un effet existentiel de l’exclusivité (elle-même métaphysique) de l’éthique et du métaphysique, parce que la notion de l’humanité, dès lors qu’on l’entend non pas comme responsabilité simple mais comme responsabilité d’être responsable, ne diffère pas de la prise de responsabilité de cette incompatibilité, par là même subjectivée depuis toujours. Chacun est sujet en lui de l’insistance de l’éthique contre le métaphysique, c’est-à-dire d’une souffrance que par ailleurs il méconnaît forcément, puisqu’il la subit. C’est précisément la notion de l’humain que l’exclusivité de l’éthique au métaphysique nous soit imputable au sens où c’est la responsabilité de chacun d’en être réellement sujet,et qu’elle ne soit pas attribuable à une nature impersonnelle des choses ou à des nécessités idéales dont nous serions à chaque fois la conséquence anonyme.
Si chacun était simplement un sujet, c’est-à-dire une effectuation de la réponse supposée satisfaisante à la question générale de ce que c’est qu’être sujet, il aurait sa responsabilité pour nature et serait donc innocent d’être responsable (c’est-à-dire qu’il ne serait tout simplement pas responsable). La responsabilité, en tant qu’elle est d’abord celle d’être responsable, doit donc s’entendre en acte, selon une rupture à l’encontre du savoir, qu’il ne s’agit par ailleurs évidemment pas de contester c’est-à-dire de remplacer par un savoir différent ou plus complet. La question du sujet est par conséquent celle de cette rupture qui n’est pas une récusation. Donnons une formule : le savoir est là, y compris le savoir de l’incomplétude du savoir et donc celui de la responsabilité comme effet de structure, mais cela ne compte pas. Le moment du sujet n’est pas le moment du non savoir, parce qu’il ne serait alors sujet de rien de concret et qu’on n’est pas sujet n’importe comment, mais c’est le moment où le savoir ne compte pas. Là où le savoir ne compte pas est le lieu propre de l’humain, car c’est là qu’on est au pied de son propre mur : le mur d’être sujet d’une responsabilité imputable et non pas attribuable. S’il y a un moment propre de l’imputation d’être sujet, un moment où il s’agisse pour chacun d’en prendre et non pas d’en avoir la responsabilité, alors il est en propre le moment singulier de l’humain.
Nous sommes des sujets, mais être sujet est notre affaire. Une « affaire », cela signifie ou bien une promesse, ou bien un encombrement. Chacun, parce que la responsabilité ne diffère pas de l’impossibilité de la substitution, est la promesse singulière d’une réponse inouïe à la question d’être sujet ; mais chacun, parce que les réponses dont tout le monde reconnaît la légitimité continuent de valoir dans sa réflexion, est par là même encombré d’une existence qui le singularise de manière aberrante. On vient de le dire : il y a un réel de la responsabilité qui est la résistance de la question singulière au savoir commun c’est-à-dire qui est une souffrance. On le voit très bien de ce l’exigence d’être sujet (l’éthique) ne corresponde absolument pas à l’exigence d’être n’importe quel sujet, ni en fait (questions des normes : nul n’est parfaitement ce qu’il convient qu’il soit), ni en droit (question des lois : nul n’est entièrement ce qu’il a le devoir d’être). D’un côté l’éthique, de l’autre côté la vie et la morale, et c’est pourquoi « ça ne va pas » d’être sujet : la responsabilité d’être sujet s’oppose à celle d’être normal ou vertueux comme l’impossibilité que le savoir compte (être sujet) s’oppose à la nécessité qu’il compte (être un sujet). Cette nécessité en acte est ou bien la vie impersonnelle comme effectuation des normes, ou bien la morale elle aussi impersonnelle comme effectuation des lois. L’éthique n’est pas normale et ne pas céder sur la singularité de sa propre question n’est pas une vertu. La question de la responsabilité d’être responsable n’est jamais celle d’avoir raison de l’être, ni de l’être comme il faut.
Dès lors chacun répondra ou pas de lui-même en répondant ou pas de l’irréductibilité de l’éthique (être sujet de la souffrance d’être sujet) au métaphysique (être un sujet) : ou bien il assumera que la responsabilité est identique à l’impossibilité de la substitution et qu’on n’est dès lors sujet qu’à n’être pas n’importe quel sujet, ou bien s’en tiendra aux savoirs que leur communauté suffit à rendre légitimes et qu’il s’agira à chaque circonstance d’exemplifier aussi normalement que possible. Le premier terme de l’alternative est que le savoir compte, le second qu’il ne compte pas. Et comme il n’y a de responsabilité que dans la possibilité qu’elle ne soit pas assumée (une responsabilité automatiquement assumée n’est rien d’autre qu’une irresponsabilité), il faut dire que c’est cette alternative qui, comme responsabilité en acte, constitue le moment originel de l’humain : celui où la question d’être sujet devient pour chacun une affaire. Le moment irréductible de l’humain n’est pas celui de la responsabilité qui est l’un des termes de l’alternative, mais celui de cette alternative même : prendre la responsabilité d’être responsable c’est-à-dire subjectiver que le savoir ne compte pas ; ou celle d’être irresponsable c’est-à-dire subjectiver qu’il compte – même si pour nous c’est contradictoire, puisque c’est encore et toujours d’une responsabilité à prendre contre tout savoir qu’il s’agit là. En acceptant une réponse forcément commune à la question forcément singulière qu’on est pour soi, on aura pris le parti de l’innocence contre la responsabilité – et on l’aura bien sûr fait avec les meilleures raisons, puisque la trahison de soi consiste précisément à donner au savoir l’autorité, c’est-à-dire la responsabilité de notre responsabilité.
La responsabilité étant son premier objet, il appartient au sujet d’être avant tout responsable d’être sujet. C’est le même de reconnaître cette notion et de refuser qu’être sujet soit la nature ou la condition du sujet, pour y apercevoir son « affaire » : on l’aperçoit, lui, au pied de son propre mur qui est celui d’être l’auteur c’est-à-dire le responsable de la responsabilité qui est la sienne. Auteur en effet il sera ou bien d’être le sujet insubstituable de l’imputation (on n’est sujet qu’à n’être pas n’importe quel sujet), ou bien d’être le sujet indéfiniment substituable de l’attribution – celui qu’on approuvera toujours et auquel on déniera par là même toute « autorité » parce qu’on aura raison de reconnaître les meilleures raisons au principe de son agir et même de son exister : en lui, c’est le savoir qui sera avéré comme responsable de sa responsabilité c’est-à-dire comme « auteur » du fait qu’il soit un sujet. La métaphysique est l’ordre de cette désinvolture, et c’est en ce sens c’est-à-dire dans la même définition de l’autorité comme responsabilité de la responsabilité, qu’elle s’oppose à l’éthique comme la nécessité que le savoir compte s’oppose à l’impossibilité qu’il compte.
Quand nous réfléchissons la notion de responsabilité, nous apercevons ainsi qu’elle porte d’abord sur elle-même et par conséquent qu’elle a pour réalité l’alternative de la responsabilité et de la désinvolture d’être responsable. Le savoir ne compte pas dans le premier cas et occupe la place du responsable de la responsabilité, de sorte qu’on est toujours excusé de tout et de n’importe quoi par les raisons dont la légitimité fait à chaque fois de nous un sujet – dès lors délivré de l’affaire d’être sujet. Et certes, si une raison est valable, elle vaut pour n’importe qui et réclame donc ce statut à qui la reconnaît, le délivrant par là même de l’affaire d’être sujet : il peut à bon droit être un sujet. Quel sujet ? N’importe lequel : celui que quiconque eût été s’il se fût trouvé à la même place.. Ce côté est celui du salut, à nommer ainsi l’accomplissement subjectif des meilleures raisons ou, si l’on préfère, la nécessité que toutes les raisons d’avoir raison s’y trouvent a priori ou a posteriori, même les plus paradoxales. De l’autre côté, rien – et notamment aucune raison de prendre la responsabilité d’être sujet (c’est-à-dire aucune raison qui serait responsable, en tant que valable, de cette prise de responsabilité qui n’en serait donc pas une). Toute l’énigme de la responsabilité tient dans cette dissymétrie.
II. La vérité du sujet est dans l’objet
Il se trouve qu’il pleut ce matin. C’est bien moi qui constate cette réalité et l’on pourrait sûrement dire que je suis responsable de le faire (certes j’aurais pu continuer à dormir et ne m’apercevoir de rien, ou maintenir fermés les volets de la maison pour ne rien voir du monde). Mais est-ce vraiment une responsabilité, dès lors qu’elle porte sur une réalité qui m’est parfaitement étrangère (il pleut : je n’y suis pour rien), qu’elle consiste en un acte que je ne saurais ni vouloir ni refuser (comment pourrais-je ne pas constater que de l’eau tombe du ciel et que le sol est mouillé, dès lors que je ne suis ni sourd ni aveugle ?), et surtout que j’en suis le sujet parfaitement interchangeable et indifférent (quiconque regarderait par la fenêtre en ce moment serait bien forcé de constater qu’il pleut) ? Non seulement il serait absurde de m’imputer la pluie de ce matin, mais il serait presque aussi absurde de m’imputer sa constatation : il est exact de dire que c’est moi qui constate, mais cette responsabilité qui est incontestablement la mienne n’en est pas vraiment une. De fait, je peux m’adresser ainsi à toute personne et lui dire : « regardez vous-même et vous constaterez aussi qu’il pleut ». Moi ou n’importe qui, quand il s’agit de la pluie, c’est donc pareil. Comment parler d’imputation, alors ? Car enfin, la notion d’imputation est avant tout celle de l’impossibilité de la substitution... En irait-il autrement avec un autre objet ? Faut-il un objet particulier pour qu’on puisse vraiment parler d’une responsabilité qu’on prendrait et pas simplement d’une responsabilité (paradigmatiquement : celle d’être un quelconque locuteur) qu’on assumerait ? Bref, y a-t-il des objets dont la reconnaissance impose qu’on soit sujet, par opposition à ceux qui, comme la pluie de ce matin, imposent seulement qu’on soit un sujet ?
L’exemple de la pluie montre qu’on ne prend pas la responsabilité d’être responsable à propos de n’importe quoi, parce que cela récuse l’impossibilité de la substitution qui est le premier principe de la responsabilité comme responsabilité d’être responsable. Refuser de séparer la question du sujet de celle de l’imputation, parce que c’est poser qu’on n’est sujet qu’à ne pas être n’importe quel sujet, revient donc à ne reconnaître la responsabilité d’être responsable qu’à propos de certains objets. On ne sait pas encore lesquels, mais on peut dire qu’ils doivent être distingués des autres (« pas n’importe quoi ») parce que la question de la responsabilité qu’ils suscitent est expressément celle de l’impossibilité de la substitution (« pas n’importe qui »). S’il est vrai que la question n’est pas celle d’assumer une responsabilité qu’on aurait pour nature mais celle de prendre une responsabilité qu’on a dès lors pour affaire, on se trouve ainsi contraint de devoir distinguer entre les réalités mondaines du type de la pluie pour lesquelles la responsabilité humaine est indifférente d’une manière qu’on pourrait dire transcendantale (que j’en réponde ou que je n’en réponde pas, pour la pluie et d’ailleurs pour moi également, c’est exactement la même chose), et d’autres réalités qu’on prendrait singulièrementla responsabilité d’admettre comme institutrices de notre responsabilité et dont on recevrait ainsi d’être responsable de sa propre responsabilité. En somme, ces réalités qui seraient seules à même de susciter une responsabilité d’être responsable (ce qu’on appellera pour chacun « être mis au pied de son propre mur ») doivent être conçues à partir de l’impossibilité éthique singulière d’être ce sujet indifférent de la réflexion qu’on est forcément par ailleurs.
Le sujet indifférent, en chacun, c’est le sujet du savoir : celui pour lequel valent les raisons qui vaudraient pour n’importe qui, autrement dit le sujet qui a toujours déjà fait du savoir le responsable de sa responsabilité (on dit qu’il s’en autorise). S’il y a des réalités telles qu’on se trouve mis par elles au pied de son propre mur d’être sujet, autrement dit sommé de s’autoriser de soi, elles devront donc avérer cette particularité étonnantes qu’en ce qui les concerne le savoir ne compte pas. En quoi elles sont inaccessibles au sujet métaphysique, celui du savoir, que nous sommes tous forcément dès lors que nous adoptons la position réflexive qui consiste à penser ce que n’importe qui aurait raison de penser. Impossible par conséquent d’arguer de la particularité de ces choses pour justifier, c’est-à-dire excuser depuis l’autorité de ce savoir, qu’on les reconnaisse. De telles réalités, on est donc sans excuse de les reconnaître : hors de toute raison de les préférer à d’autres, il faut décider. On peut alors convenir de les nommer « décisives ». L’appellation n’est pas métaphysique : qu’elle le soit, autrement dit que le caractère décisif puisse être objectivement repéré et donc universellement attesté, et il renverrait à ce sujet universel de la réflexion (« n’importe qui ») dont c’est précisément la responsabilité (comme responsabilité d’être responsable) de montrer la non-vérité. Il n’y a en effet d’autorité qu’à ce qu’elle ne soit pas celle de n’importe qui, puisque l’autorité est responsabilité de la responsabilité, et que le tout premier trait de celle-ci est l’impossibilité de la substitution. Pour qu’on puisse parler de responsabilité d’être responsable, et donc de responsabilité tout court, il est dès lors nécessaire que ce caractère décisif soit lui-même problématique : loin qu’il la constate ou qu’il la déduise, il faut qu’un sujet en fasse sa propre « affaire », qu’il en prenne la responsabilité et que pourtant cela ne soit aucunement arbitraire puisque la notion de l’arbitraire est expressément celle de l’irresponsabilité. Ce paradoxe qu’il faudra résoudre, on a compris qu’il est celui de l’aspect objectif de la responsabilité ou, si l’on préfère, de l’autorité (« être décisif », c’est bien faire autorité), laquelle n’est telle qu’en extériorité à toute raison justifiant qu’elle le soit. Ce qui revient à dire que si l’on a des raisons de s’autoriser de soi, eh bien, c’est de ces raisons qu’on se sera autorisé, et nullement de soi.
Rien n’atteste dans le décisif qu’il le soit, et par conséquent on ne peut le reconnaître qu’à prendre sur soi qu’il le soit, c’est-à-dire qu’à en décider ; mais d’un autre côté l’idée de décision arbitraire est contradictoire puisque par « décision » c’est le moment de la prise de responsabilité qu’on désigne. C’est en ce sens que la notion du décisif est énigmatique, pour l’instant. Il y a pourtant du décisif, parce qu’autrement la responsabilité d’être responsable ne serait finalement responsabilité de rien et donc pas responsabilité du tout. Chacun serait un sujet doté d’une responsabilité concernant ce qui peut lui être attribué (paradigmatiquement : des actions, bonnes ou mauvaises), mais il n’en serait pas sujet et la question d’une imputation insubstituable ne se poserait donc pas (il y aurait des actions, mais jamais d’actes). On ne fera donc pas l’économie de cette exigence, et on ne cèdera pas sur cette inférence : qu’il y ait de l’humain atteste de la réalité du décisif, si c’est bien d’être sujet d’être sujet, et non pas d’être un sujet, qu’on est humain (ou qu’on refuse de l’être).Et l’on maintiendra par conséquent la question de se demander de quels objets il nous appartient constitutivement (si tout sujet est d’abord sujet d’être sujet) de prendre librement la responsabilité…
Parce que l’impossibilité de la substitution concerne une responsabilité qu’il s’agit de prendre et non pas une responsabilité qu’il s’agit d’assumer, elle doit être pensée en termes d’événement et non pas de statut. Quelque chose a dû se passer pour que, la réflexion qui les confondait avec les réalités ordinaires ne valant plus ou n’étant plus possible, il ait fallu au sujet qui (n’était dès lors plus un sujet c’est-à-dire un étant ayant la « subjectité » pour nature ontologique ou métaphysique) qu’il prenne personnellement la responsabilité d’être sujet. Cet événement où il s’agira (ou pas) d’advenir comme sujet là où il n’y avait que la neutralité des savoirs et des places, forcément, il faut le concevoir comme une rencontre.
On ne confond pas la rencontre et l’expérience, bien qu’il leur appartienne en commun d’être une épreuve : dans l’expérience l’objet est assurément éprouvé mais c’est uniquement le savoir qui compte (après l’expérience, on note le résultat et on jette tout ce qui a permis de l’obtenir), alors que dans la rencontre c’est ce qui est rencontré qui compte, en tant qu’il laisse sa marque singulière dans celui qui a rencontré, et surtout en tant que cette marque laissée devient originellement constitutive de sa singularité personnelle. Pour qu’on puisse parler de rencontre et non pas d’expérience, il faut qu’on soit, depuis la marque laissée, celui qu’on avait à être depuis toujours et qu’on n’a pourtant la possibilité d’être que depuis cet événement qui vaut dès lors comme origine personnelle (d’où le sentiment que donne toujours la rencontre qu’elle est de nature destinale : puisqu’on est actuellement celui qu’elle nous a donné d’être, elle semble n’avoir pas pu ne pas avoir lieu). Une rencontre donne le sentiment qu’on accède à sa vraie condition de sujet, en somme, c’est-à-dire de sujet insubstituable pour son être de sujet. Exemple : celle que Kant a faite de la pensée de Hume. Ayant ainsi été décidé à être sujet par ce qu’il a pris la responsabilité d’avérer comme décisif, le sujet fait de son objet (le rencontré, par opposition à l’expérimenté) le lieu de sa liberté, c’est-à-dire de la distinction entre être un sujet et être sujet dont la responsabilité est proprement faite. C’est par exemple dans la lecture de Hume et pas ailleurs[4], et donc comme marqué par cette lecture, que Kant est devenu l’auteur que nous connaissons[5]. Disons l’essentiel : l’objet est le lieu de la liberté du sujet désormais insubstituable, la marque est le réel de cette liberté.
La question de l’humain, dès lors qu’elle n’est pas celle de la responsabilité mais celle de la responsabilité d’être responsable, n’est donc la question du sujet qu’à être originellement celle de l’objet. Un objet dont on ait, constitutivement pour soi, à prendre la responsabilité, c’est forcément un objet dont, à l’encontre de tout autre objet, le savoir n’est pas la vérité. Un objet quelconque a pour vérité le savoir qu’on en a. Par conséquent, s’il y a du décisif, il sera fait de leur disjonction : c’est précisément là où le savoir qu’on en a ne comptera pas qu’il faudra prendre une responsabilité qui dès lors sera celle de la vérité de cet objet, par là même avéré dans sa distinction.
Les réalités « décisives », dont la notion est par conséquent l’envers de celle de l’humain et dont la rencontre doit être pensée comme le moment singulier d’être humain, se donnent à reconnaître dans une distinction qui ne leur appartient pas objectivement (et qui nous excuserait de les distinguer), mais qu’on prend la responsabilité d’opérer entre le savoir dont, comme n’importe quoi pour n’importe qui, elles relèvent forcément, et ce qu’on peut convenir de nommer problématiquement leur « vérité ». Par « vérité », on n’entend ici seulement cette corrélation entre l’impossibilité que le savoir compte et la nécessité que la reconnaissance soit une responsabilité qu’on prend. On a ainsi une définition non métaphysique et purement opératoire de la vérité, aussi étrangère à une réalité factuelle à laquelle on se « conformerait » ou qu’on représenterait « adéquatement », qu’à un « entendement divin » (éventuellement actualisé comme « cité scientifique » ou « communauté humaine ») qui serait le lieu d’assurance pour la vérité d’être bien la vérité c’est-à-dire pour nous le lieu de l’irresponsabilité que la vérité soit la vérité. De ce point de vue seulement défini par le refus de céder sur la confusion entre être sujet et être un sujet, on peut donc faire équivaloir « décisif » et « vrai » et dire qu’il n’y a finalement de responsabilité que de la vérité – puisqu’elle est alors ce qu’on prend la responsabilité de reconnaître dans sa distinction relativement au savoir, c’est-à-dire à l’encontre des raisons qu’on aurait de le faire.
Les choses du monde ont pour vérité le savoir auquel elles peuvent donner lieu, mais si l’on nous accorde que la question du sujet n’est pas celle d’être un sujet (il l’est évidemment mais il a toujours déjà été répondu par le social à la question que cela aurait constitué), alors on nous accorde qu’il y a des réalités dont c’est le même de dire qu’elles ne valent pas pour n’importe qui ou de dire qu’elles n’ont pas pour vérité le savoir auquel elles peuvent par ailleurs donner lieu. Dès lors faut-il poser que la responsabilité d’être sujet se situe exactement là où le savoir et la vérité sont distingués.
Le moment forcément singulier de l’humain est celui de cette distinction : prendre la responsabilité de la vérité s’oppose à assumer le savoir comme la réalité décisive (qui nous met au pied du mur d’être sujet) s’oppose à l’objet quelconque (qui nous fait d’avance assumer d’être celui que n’importe quel autre aurait été à la même place), et comme la responsabilité singulière d’être responsable s’oppose à la responsabilité particulière qu’on est toujours déjà en train d’assumer comme n’importe quel sujet.
III. De la distinction du sujet à celle des sujets
La question du sujet désormais insubstituable est aussi bien celle de la distinction de son objet en tant qu’elle est origine pour sa propre distinction de sujet, pour l’impossibilité proprement éthique d’être n’importe quel sujet. Et réciproquement : c’est le même de s’interroger sur l’impossibilité d’être n’importe quel sujet, et de s’interroger sur la distinction de ce dont on reste marqué – de ce qu’on a pour liberté propre d’être marqué.
Insistons en effet sur cette corrélation de la marque et de la liberté d’être sujet, par opposition à la liberté qui définit tautologiquement n’importe quel sujet. L’exemple de Kant atteste d’une liberté dont on peut dire qu’elle est celle d’être Kant et non pas n’importe quel lecteur et qui est a posteriori identique au refus de céder sur la marque qu’a laissée en lui la lecture de Hume : elle le distingue du sujet quelconque que l’absence de marque nous aurait forcés à dire qu’il était (un lecteur enrichi par cette lecture). Autrement dit c’est exactement là où il est marqué par sa lecture de Hume que Kant est lui-même comme responsable de sa responsabilité : il fallait évidemment être Kant pour reconnaître dans l’Enquête sur l’entendement humain une nécessité qu’il faut bien dire singulière, puisqu’elle allait devenir celle de la Critique de la Raison pure. Qu’est-ce en effet que cette dernière nécessité, sinon celle, pour Kant, de ne pas céder sur sa responsabilité insubstituable ? On peut dire que ce moment a été sans le savoir celui de la décision du livre qu’on vient de nommer : le livre que celui qui n’était pas n’importe quel lecteur de Hume était seul à devoir et à pouvoir écrire…
« Seul à devoir et seul à pouvoir », telle est la formule de la responsabilité concrète : le dit de la marque.
Admettre qu’on soit sujet de sa propre responsabilité (la prendre comme a fait Kant par opposition à l’assumer comme fait aujourd’hui encore n’importe quel lecteur ou spécialiste de Hume), c’est donc lui reconnaître une origine (et surtout pas un fondement, dont elle serait alors l’expression innocente) dans une rencontre dont on tienne d’être librement soi-même, et qui soit dès lors celle de ce qui n’a pas pour vérité d’être ce qu’on sait qu’il est (en l’occurrence une doctrine empiriste susceptible de fournir matière à des exposés scolaires et à des gloses doctorales). Non : l’énigme du décisif est qu’il somme chacun de prendre sa responsabilité – sommation qu’on peut toujours éluder en cédant sur le caractère décisif de ce qui est en cause et donc en assumant une responsabilité qui serait celle de n’importe qui à la même place. C’est que toute rencontre est un « moment de vérité », en tant qu’on ne rencontre jamais que cet objet dont, sous l’appellation de « décisif », il faut faire l’agent de l’alternative subjective dont chacun est proprement constitué : être sujet de soi par là même inventeur de l’humain (Kant : celui qui décide du légitime et de l’illégitime dans l’humain…), ou être un sujet, par là même représentant de l’humain dont la définition n’est pas notre affaire[6].
La (prise de) responsabilité concrète est l’acte de cette distinction entre l’universelle nécessité d’être excusé et l’impossibilité singulière de l’être, en tant qu’il est uniquement approprié à l’objet : comme sujet de la vérité, on n’est pas le sujet du savoir qu’on est forcément par ailleurs, pour cette seule raison que l’objet décisif de la vérité ne peut être commis avec l’objet ordinaire du savoir. Présentons l’argument en langage moral : le savoir ne respecte pas l’objet dont il est le savoir, puisqu’il s’en prétend la vérité. Par cette présentation on montre la face objective du refus de céder sur la distinction du savoir et de la vérité : c’est le même d’avoir un objet rendant illégitime la prétention du savoir à en être la vérité, et d’être un sujet qui refuse de céder sur leur distinction.
Opposer la responsabilité dont on est fait (être un sujet) à la responsabilité qu’on prend ainsi d’être le garant de l’irréductibilité de la vérité au savoir, c’est se distinguer de soi-même – se distinguer de ce sujet pour n’importe quel objet qu’on est forcément par ailleurs. On peut traduire l’idée de la distinction des objets dans la formule suivante, valant ensuite pour le sujet : n’avoir pas sa propre réalité pour vérité. Si l’on veut parler d’éthique et non plus de vérité, on dira que cela ne renvoie à aucune prétention particulière du sujet mais uniquement à l’impossibilité, dont il est en quelque sorte fait malgré lui, de tolérer, en soi-même et chez les autres, que le rencontré soit mis sous l’autorité nivelante de l’excuse universelle de tout à tous qu’on nomme autorité du savoir – telle qu’elle se traduit dans le sujet ordinaire pensant qu’il suffit d’avoir des raisons de faire pour avoir le droit de faire, et inversement qu’il n’y a pas à faire là où il n’y a pas (a fortiori là où il ne put pas y avoir) de raisons de faire.
Maintenant, si nous réfléchissons la question, il faut dire que la distinction du sujet à lui-même est forcément distinction du sujet à ses semblables : parce qu’il y a des sujets qui s’autorisent d’eux-mêmes quand tout le monde s’autorise du savoir, l’alternative de la vérité et du savoir, c’est-à-dire de la responsabilité et de la désinvolture d’être sujet, devint une distinction entre les sujets. Du point de vue de l’objet, cela revient à différencier ceux qui ont pour affaire des réalités décisives, et les autres dont les affaires ordinaires plus ou moins importantes correspondent toujours aux raisons que n’importe qui aurait eues à la même place de les prendre à son compte.
On pourrait penser que cette opposition est morale parce qu’elle semble recouvrir celle d’être désintéressé et d’être intéressé. Mais ce serait oublier que les raisons morales sont des raisons (du savoir valable pour n’importe qui) et qu’en conséquence la question de ce qui est décisif (où il s’agit non pas d’être un sujet mais d’être sujet) est absolument étrangère à toute préoccupation de faire ou de vouloir le bien, d’être vertueux ou vicieux. Disons-le autrement : la responsabilité d’être sujet n’a absolument rien à voir avec celle d’être un bon sujet – laquelle appartient expressément à n’importe qui.
Quand donc la représentation fait de la distinction seulement impliquée dans l’idée d’être sujet une différence entre des sujets, ce ne sera pas pour mettre les bons d’un côté et les mauvais de l’autre, mais pour opposer ceux qui sont inexcusables à ceux qui sont d’avance excusés de tout. Il y a ceux qui ont toujours déjà pris la responsabilité que le savoir ne soit pas la vérité, et puis tous les autres qui n’ont, eux non plus, aucune raison de le faire, et qui ne le font donc pas. Personne n’a de raison de le faire, mais tout le monde a toutes les raisons de situer dans les raisons la responsabilité de sa responsabilité. Le commun est d’en rester là. N’est dès lors pas commun celui qui a pour existence de prendre sur soi qu’on ne confonde pas le décisif et l’ordinaire autrement dit celui qui prend la responsabilité d’être sujet, par opposition à celui dont il va de soi qu’il est un sujet.
Un sujet se définit d’être libre et cela constitue la condition commune, mais la question qu’on est pour soi est, comme responsabilité qu’on prend toujours déjà d’être sujet, est celle de la liberté d’être libre. Quand la critique de la réflexion nous apprend qu’est décisive une réalité dont la vérité ne peut pas être ramenée au savoir qu’on en peut avoir, cette même critique fait admettre que c’est toujours de la vérité dans sa distinction au savoir qu’on est responsable, et de la vérité dans sa confusion avec le savoir qu’on est irresponsable. Distinction de soi hors de soi, distinction de ceux qui ont donc la liberté d’être libre hors de la condition commune d’être à chaque fois un sujet[7].
Conclusion
Toute la question de la responsabilité à une première décision philosophique, qui est celle de faire équivaloir « humain » non pas à « sujet » mais à « sujet d’être sujet » ou, si l’on préfère une présentation négative, au refus de faire disparaître la question du sujet dans l’habituelle confusion du savoir légitime et de la vérité. Justement parce qu’il suscite la décision,l’objet que nous disons « décisif » ne constitue pas un fait, même idéal, dont l’exhibition suffirait à emporter l’adhésion : un contradicteur n’aurait qu’à prendre au mot notre argument d’une vérité de cet objet irréductible au savoir qu’on en peut obtenir, pour faire légitimement remarquer qu’il ne correspond à rien ! (« Les choses sont exactement ce que nous savons qu’elles sont, et si ce n’est pas le cas c’est simplement que notre savoir est insuffisant. ») Ce qu’assurément nous ne réfuterions pas au nom de la responsabilité, puisque telle est la liberté imputable qu’il s’agisse là non d’un fait universel (être un sujet) mais d’une prise de responsabilité singulière (être sujet). C’est que la question n’est pas celle de savoir si quelque chose correspond ou non à ce que nous disons, mais celle de l’alternative entre la liberté commune et la singulière liberté d’être libre : ou bien le savoir compte et la question toujours commune est celle de s’en autoriser pour être un sujet, ou bien il ne compte pas et la question toujours singulière est celle d’être sujet hors de tout savoir. Ou bien on est un sujet avec tout le monde, ou bien on est sujet sans soi, puisqu’on est soi-même forcément comme tout le monde. Telle est finalement l’alternative, née de la disjonction actuelle du savoir et de la vérité dans la responsabilité qu’on prend ou qu’on ne prend pas la responsabilité d’avoir reçue.
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NOTES :
[1] On vient de citer les exemples de Dieu ou l’Etat qui sont susceptibles d’être loués ou blâmés. Mais (sans qu’on aie besoin d’invoquer Spinoza pour appuyer l’argument) l’exemple éminent du sujet est la nature, laquelle est sujet en ceci qu’elle est relève d’elle-même quand toute chose identifie son être au fait de relever d’elle : qu’il y ait en général la nature est proprement un fait naturel (ou surnaturel, ce qui revient au même puisqu’on mentionnerait ainsi des degrés de naturalité qui relèveraient encore de la nature au sens général). Que la nature soit absolument étrangère à son propre fait alors qu’elle est tout par définition (elle est même le fait qu’il y ait tout), fonde l’idée d’un statut juridique que nous avons la responsabilité non pas de lui accorder mais de lui reconnaître. Il est donc philosophiquement fondé que des avocats de la nature puissent faire valoir ses droits et exiger la condamnation de ceux qui les auraient bafoués. La plupart d’entre nous en sont convaincus bien qu’une présentation aussi radicale puisse les choquer à cause de l’inévitable anthropocentrisme de la réflexion, car cela revient simplement à dire par exemple que ceux qui saccagent les océans (dégazage des pétroliers, etc.) ne commettent pas seulement une incivilité envers les autres usagers de la mer, auxquels par ailleurs ils portent tort de nombreuses manières, mais qu’ils sont proprement des criminels. Qui ne le voit ?
[2] C’est ainsi qu’il appartient constitutivement à l’interdit qu’il soit énigmatique dans son origine c’est-à-dire qu’il soit enté sur un principe manquant. Celui-ci serait-il là, comme dans les impératifs de la prudence, qu’il n’y aurait plus qu’un énoncé de fait déjà ouvert à la contestation, c’est-à-dire dont on aurait d’avance exclu qu’il soit respecté.
[3] La formule de Mallarmé pointe la souveraineté de la rose existant loin de tout, et donc d’elle-même, dans cette sorte d’autorité définitive qu’est la beauté.
[4] On simplifie, évidemment (on pourrait parler de sa lecture de Leibniz, de Rousseau et de bien d’autres auteurs marquants, mais aussi de son éducation piétiste, etc.). C’est qu’on n’est uniment sujet que dans la nécessité réflexive, ou alors dans l’ignorance de qui confondrait sujet et individu. On peut être « marqué » et donc donné à soi-même comme capable de vérité de multiples façons, successives et simultanées, parce qu’être sujet n’est pas une condition métaphysiquement assurée (il y aurait le sujet) mais à chaque fois un enjeu de stratégies multiples, dont c’est après coup, réflexivement, que nous dirons qu’elles étaient celles du même sujet dans une multiplicité de situations. La question du sujet éthique s’oppose précisément à celle du sujet métaphysique de ne pas être une question d’expression, comme on devrait le supposer en retrouvant le même sujet dans une multitude de situations et donc d’attitudes qui seraient alors ses « expressions ». On n’est pas par exemple sujet politique comme on est sujet moral, ni sujet de l’expérience esthétique comme on l’est des échanges économiques, etc. Autant de langages, autant de stratégies et donc de résultats de ces stratégies pour un même individu. Cela signifie qu’on peut être marqué dans tel ordre et parfaitement anonyme dans tel autre, voire être marqué dans des ordres différents et – idéalement – définitivement étrangers les uns aux autres. Cela dit, il reste un réel du sujet et donc une question qui lui est propre : la souffrance, dont on advient à soi-même de prendre la responsabilité, de ce qu’être sujet ne corresponde jamais à être un sujet (sous entendu : un sujet normal et légal de tel ou tel ordre commun). L’insistance de la question d’être sujet se fait toujours dans un ordre particulier de soi comme étant un sujet. Pour cette raison, tous les ordres ne sont pas équivalents et on peut parler d’une eidétique de la réponse à la marque du sujet à sa propre question (par exemple pour Kant il y a un privilège de la philosophie sur la géographie ou même l’astronomie). La multiplicité des ordres de subjectivation n’implique donc en rien leur équivalence : on est un sujet en beaucoup d’endroits, mais c’est seulement là où l’on souffre d’être sujet qu’on est en nécessité de sa réponse.
[5] L’histoire de la philosophie, comme suite d’auteurs, est entièrement faite de telles rencontres. En fait, c’est vrai de toute l’histoire humaine comme histoire de la culture, puisqu’il n’y a de culture que là où un auteur est en question quant à être un auteur, autrement dit quant à avoir pris, en un certain lieu décisif et depuis une certaine marque de rencontre que l’œuvre comme telle avèrera, la responsabilité d’en être un. Sa responsabilité sera celle que l’œuvre soit elle-même et non pas par son auteur (autrement dit : de sa propre responsabilité) une œuvre. En quoi on le nommera donc « auteur », si l’autorité est bien ce que nous avons dit (on voit qu’un auteur est tout le contraire d’un sujet qui « s’exprime », ainsi qu’il appartient à n’importe quel sujet de le faire). Là où il n’y a pas d’ « auteur », c’est-à-dire de nécessité d’interpréter au sens de marquer une prise de responsabilité d’être sujet dans une production de pensée (c’est notamment le sens du terme en psychanalyse et en musique), il n’y a tout simplement pas de culture, même s’il y a un grand savoir. La science n’est donc pas du tout un élément de la culture – sauf bien sûr si l’on décide de prendre ce terme en un sens anthropologique (tout ce qui est humain est culturel, et une culture est l’ensemble des caractéristiques d’une société), aussi trivial que le sens sociologique (une personne ignorant tout de la démarche scientifique et de ce que les sciences enseignent à propos du monde pourrait difficilement être classée comme « cultivée », puisque cette notion implique alors celle de généralité et de diversité). Quand on lit des revues scientifiques, on ne se cultive pas : on s’instruit.
[6] On peut prendre une multitude d’exemples dans une multitude de domaines de cette nécessité inhérente à l’objet décisif (sans méconnaître à chaque fois leur caractère partiel, bien entendu) Le Moïse de Saint Pierre aux liens met un certain visiteur devant l’alternative d’être un touriste cultivé, ou d’être Freud – de même (toutes proportions gardées) qu’une femme morte de froid en 1954 met un certain prêtre devant l’alternative d’être ému comme n’importe qui, ou d’être l’abbé Pierre.
[7] A notre connaissance, un seul philosophe a vu cette distinction : Descartes, quand il pense implicitement la générosité comme cette liberté dont la liberté elle-même et comme telle doit d’abord relever. Et il l’entend clairement comme distinction : il y a le commun des hommes, qui sont libres – et on en reste là ; et puis il y a les généreux qui, à cause de l’incidence en eux de l’origine comme origine, sont libres d’être libres – ce qui est tout différent parce que leur question n’est pas celle de ce qu’ils vont librement faire des choses (la même chose que tout le monde, forcément : la médecine, la mécanique et la morale), mais celle de ce qu’ils vont faire de leur liberté de faire librement quelque chose des choses (de sorte que la réponse commune importe en eux mais ne compte pas). Il n’ose cependant pas affronter sa propre idée et s’embrouille sur la question de cette origine : il admet d’une part le point de vue aristocratique en reconnaissant après Aristote que la générosité renvoie à une bonne naissance, et il cède d’autre part à la nécessité réflexive, que nous dirions démocratique, en affirmant que tout le monde est de toute façon concerné par la nécessité et donc la possibilité d’être généreux. Jouant tantôt sur la générosité comme idiosyncrasie tantôt sur la générosité comme vertu, Descartes ne peut donc obtenir le bénéfice que cette découverte aurait pu lui permettre de faire s’il l’avait rapprochée de son apport principale qui est l’idée de « marque » (analogue à celle « de l’ouvrier sur son ouvrage »), telle qu’il la développe en disant que c’est seulement d’être marqué (et par là distingué de sa propre réalité – laquelle peut consister à être libre) qu’on est capable de vérité. Peut-être aurait-il vu alors que la distinction qu’il posait au début, quand il reconnaissait la générosité être une idiosyncrasie, devait virer en distinction d’objets : il y a ceux dont le vrai est l’affaire, et il faut dire alors qu’ils ont pour question celle de la liberté d’être libre ; et puis il y a les autres personnes, celles qu’il faut dire communes parce que leur l’affaire est le bien et leur question celle de tout le monde, en réalité ou en représentation (l’obtenir pour la plupart, le faire pour quelques-unes). Bref, d’un côté l’éthique dont la question ne diffère pas de la singularité d’être sujet, et de l’autre côté la vie et la morale dont le sujet est expressément anonyme.