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Voir aussi : Qu'est-ce que la laïcité ? et Problèmes résolus de philosophie morale.
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Le fait est réel parce qu’il s’impose envers et contre tout, et que c’est de lui que le savoir est savoir (n’être pas savoir du fait, c’est n’être pas savoir du tout). Pourtant il n’existe pas, au sens où il n’est ni une sorte chose, ni même un état de choses donné de toute éternité et auquel notre ignorance nous aurait jusque là rendus aveugles. Deux raisons en attestent : d’abord les faits négatifs conditionnels ou farfelus ne sont pas moins factuels que les autres, pouvant être inventés indéfiniment sans qu’on sorte jamais de la vérité ; ensuite la constatation du fait est un acte de savoir (il faut être médecin pour constater qu’un patient souffre de telle maladie, géomètre pour constater que le triangle possède telle propriété, etc.), de sorte que le fait lui-même est toujours de la nature du savoir de son repérage, quand bien même ce savoir viendrait tout juste d’être inventé. La simple notion du fait suffit donc à réfuter le « réalisme métaphysique » qui voudrait d’abord qu’il y ait des faits comme il y a des choses, et ensuite que les choses soient en elles-mêmes comme nos savoirs actuels, et en ce sens parfaitement contingents, avèrent qu’elles sont. La donationdu fait à la subjectivité ne peut donc pas être distinguée de sa constitutionpar le savoir, puisque la subjectivité qui avère le fait est le savoir en acte (on a par exemple un regard de médecin ou de géomètre d’aujourd’hui).
Le fait, parce qu’il est ce que le savoir avéré dit qu’il est, doit être entendu comme le vrai : un discours est vrai quand il dit le fait ; on appelle fait ce que pose un discours quand il est vrai ; un discours est vrai quand il est celui du sujet qui sait en tant qu’il sait. Plus simplement : il revient au même de mettre en facteur silencieux devant une proposition « c’est un fait que… » ou « il est vrai que… » ou « on sait que… » En quoi s’ouvre une équivalence de principe : on peut aussi bien présenter la question du fait d’une manière objective en l’identifiant à ce que pose un discours vrai, que la présenter d’une manière subjective en disant qu’il est ce que sait un sujet défini par sa compétence. D’un côté nous pointons une réalité indépendante et extérieure (« quelles que soient vos théories, les faits sont là »), et de l’autre nous justifions la mention du fait et donc sa déterminité propre par une caractéristique expresse du sujet : qu'il soit le sujet du savoir et pas celui de l’ignorance ou de la méconnaissance. En d’autres termes : dès lors que c’est l’assujettissement au savoir qui produit le sujet, le fait est là – et réciproquement. Ainsi la question du fait est-elle avant tout celle d’un ancrage : non pas d’un fait supposé naturel dans une réalité métaphysiquement extérieure à notre représentation mais du sujet dans le savoir. Et certes, il n’y a de savoir que de quelque chose qui soit non pas une réalité extérieure subsistante (chose ou état de choses) mais toujours et seulement un fait. Quand ce qu’on sait ne constitue pas un fait, cela signifie tout simplement qu’on croit savoir mais qu’on ne sait pas.
Toute la difficulté tient à l’exhaustivité et donc à l’exclusivité de chacun des termes de l’opposition. Car il faut bien d’une part que tout du fait soit donné pour qu'on puisse buter sur lui tel qu'il est, en même temps que rien en lui n’échappe au savoir (éventuellement un savoir farfelu qu'on vient tout juste d’inventer) parce qu’alors nul sujet (ni un médecin, ni un géomètre, etc.) ne pourrait apercevoir ce reste, ni même qu’il y a un reste. Quand on identifie la pensée à la mise en œuvre du savoir, la question du fait – du vrai – n’est rien d’autre que la nécessité de lever cette contradiction.
Comment ? En se demandant de quoion parle exactement quand on mentionne un fait : forcément d’une chose à propos de quoinotre question soit de dire le vrai, pour que le savoir dont cette parole sera l’effectuation soit bien savoir de quelque chose et non pas de rien ou, si l’on préfère, pour que nous soyons nous-mêmes sujets d’une manière déterminée (on ne considère pas son objet de la même manière selon qu’on est géomètre, médecin, etc.).
D’où la question de la référence, dont le paradoxe est ainsi qu’elle est à la fois celle de l’étrangeté au savoir (il s’y réfère, justement) et encore celle du savoir, puisque la chose dont on parle est elle-même encore – ou déjà – faite de savoir. C’est par exemple du triangle ou de la maladie qu’on parle, entités de nature géométrique ou de nature médicale, quand le vrai consiste à en déduire les propriétés ou à en indiquer l’évolution. Le référent n’est pas le vrai : ce qu’on a raison de dire est le vrai, ce à propos de quoi on le dit est le référent. Pour reprendre l’exemple de la neige : qu’elle soit blanche est le fait autrement dit le vrai (ce qu’on dit quand on sait ce qu’il en est d’elle), mais le référent, c’est la neige.
Or c’est bien la neige elle-même(et non pas le locuteur, ni le langage, ni la société, ni Dieu) qui institue comme vraie la proposition « la neige est blanche » et comme fausse la proposition « la neige est noire ». Le référent est en ce sens cause de la vérité et de la fausseté. Loin donc qu’on ait à aller chercher une réalité métaphysique derrière l’horizon de nos représentations pour qu’elle soit le critère de leur valeur pour penser la référence, il faut s’interroger, dans l’actualité du savoir, sur ce qui le constitue comme savoir du vrai et non pas du faux !
La réponse est facile à donner, qui sera donc en même temps réponse à la question de la référence : puisqu’il n’y a pas de différence entre savoir et savoir le vrai, on dira que la question de la cause de la véritéest aussi bien celle, pour un sujet, de sa propre constitution subjective par le savoir (être médecin ou géomètre, etc.) autrement dit de son assujettissement à celui-ci. Sans qu’on la modifie en rien, cette notion de « cause de la vérité » sert de pivot à une sorte de révolution copernicienne : elle permet qu’il n’y ait pasde différence entre s’interroger sur la référence par quoi la proposition est vraie ou fausse, et s’interroger sur l’assujettissement au savoir par quoi on sera forcément dans la vérité ou dans la fausseté. D’un côté, on peut dire que c’est le triangle lui-même qui fait que ce qu’en dira le géomètre sera vrai ou faux, mais d’un autre côté on peut aussi bien dire que celui qui parle du triangle, si c’est vraiment comme géomètre qu’il le fait, est infaillible et ne peut avancer que des propositions vraies. Bref, l’argument est le suivant : il revient exactement au même pour chacun de savoir, et de tenir un discours dont le référent soit le garant.
Là est en effet l’essentiel : le référent n’est pas une chose en soi qu’on devrait admettre comme extérieure à un savoir dont la contingence de son actualité rend l’inadéquation infiniment probable, parce que la garantie qu’il apporte(c’est le référent qui autorise à affirmer ceci mais pas à affirmer cela) ne fait qu’un avec l’acte de savoir. Pas de différence, en effet, entre dire que je sais, et dire que mon savoir est garantipar la chose même dont je parle. Et cela, c’est simplement savoir. Autrement dit l’alternative du vrai et du faux dont la référence est l’instance de décision peut aussi bien être considérée comme l’alternative d’être ou de ne pas être assujetti au savoir.
La raison de cette équivalence est simple :il n’y a de savoir que du vrai. Et en effet : savoir le faux ou le douteux consiste tout simplement à ne pas savoir – en l’ignorant dans le premier cas, en le sachant dans le second.
Bien que cela revienne au même, il faut distinguer entre savoir, et avoir la vérité de son dit garantie par le référent : la première idée est celle d’une immanence alors que la seconde est celle d’une transcendance.
Du seul point de vue de l’immanence l’assujettissement au savoir ne peut se traduire que par la validitéou la légitimitédes propos, c’est-à-dire leur conformité à la nécessitéformelle ou matérielle que le savoir est pour lui-même – nullement par leur véritéc’est-à-dire leur conformité à la contingenceque le fait, sur lequel on bute, est pour ce même savoir. Le savoir impose la validité au sens où la valeur de vérité des propositions doit pouvoir être transportée d’un moment à l’autre du discours, et il impose la légitimité au sens où les raisons qu’on donne ne doivent pas contredire les acquis antérieurs, qu’ils soient purs ou empiriques. Il s‘agit là non pas du vrai mais de l’inhérence soi du savoir – puisqu’il revient au même d’admettre la validité ou la légitimité d’une proposition et de reconnaître son appartenance de droit au savoir dont relevait son examen. La vérité de ce qu’on sait est autre chose que la validité ou la légitimité de ce qu’on avance ; autrement dit la question de la vérité n’est aucunement réductible à celle, mille fois rebattue, des conditions de validité ou de légitimité des propositions. Opter pour cette réduction reviendrait à décrire uniquement le savoir dans la nécessité qu’il est pour soi, alors qu'on avait promis de penser ce qui faitque le savoir ne compte pas. Demander ce que c’est qu’un fait revient donc à s’inscrire dans l’a priori de l’impossibilité de cette réduction,qui est aussi pour nous l’a priori de la contingence : bien que dans sa dimension réflexive le savoir soit une entreprise de justification, c’est du vrai et non pas du justifié qu’il est savoir – si savoir consiste toujours et seulement à savoir le fait comme fait.
Or qu’est-ce qui réalise la distinction du vrai et du justifié, autrement dit qu’est-ce qui cause le vrai comme transcendant au savoir, dont nous reconnaissons pourtant par ailleurs qu’il le constitue ? Une seule réponse : la référence. La question de la référence sauve le réalisme de la notion de fait, que la réduction de la vérité des énoncés à leur validité ou à leur légitimité ferait disparaître. Et cette notion est en elle-même irréductible : le langage montre qu’on ne peut pas en ramener la question à celle des conditions de validité ou de légitimité des énoncés, puisque des phrases identiques peuvent conserver leur valeur de vérité dans des univers de compréhension totalement différents1.
Le réalisme de la vérité a bien besoin d’être sauvé puisqu'un fait, ça n’existe pas au sens où cen’est pas une réalité existante, une chose ou un état de choses qu’on trouverait à la manière d’un caillou au fond d’une rivière. La première raison est qu’il y a autant de faits qu'on le veut, puisqu’on peut indéfiniment multiplier les constatations les plus saugrenues (je constatepar exemple qu'aucun éléphant rose n’occupe en ce moment l’espace qui va de ma table de travail à ma bibliothèque). La seconde raison est qu’une constatation n’est pas la même chose qu’une aperception : ce que l’on constate est toujours quelque chose dont l’indication puisse servir de réponse à une question et non pas de répondant à un concept, au sens où le vrai n’est jamais ceci ou cela mais toujours et seulement qu'il en soit comme ceci ou comme cela. Or qu’il en soit comme ceci ou comme cela, cela ne peut avoir de sens que dans l’a priori d’un savoir, pour la raison de principe que c’est une indication forcément eidétique (il s’agit d’un fait géométrique, médical, météorologique, et ainsi de suite). Et l’eidétique, par rapport à l’absoluité de l’en soi qu’il faudrait naïvement supposer pour être « réaliste métaphysique », est une contingence (il se trouve qu’il s’agit de géométrie, de médecine, de météorologie, etc.). En quoi se fonde la notion de constatation, dont le paradoxe est de nouer la vérité et à la contingence alors qu’on identifie habituellement la vérité à la nécessité pour soi. Autrement dit : on confond habituellement le vrai avec le justifié, alors que le vrai, c’est le fait – et que le propre du fait est qu’on butesur lui, quoi qu’il en soit par ailleurs des raisons auxquelles on puisse le rapporter. Pour cette même raison de contingence, le vrai ne peut pas être ce qui répond au concept, parce qu’alors il ne pourrait pas être distingué de sa propre idée. On ne constate pas la neige, par exemple : celle-ci est une chose et aucunement un fait ; mais on constate qu’elle tombe, qu'elle est blanche ou, au moins, qu’elle est là, qu’elle existe, voire qu'elle est la neige – autant de faits. Et certes, on ne voit pas en quoi la justification des reconnaissancesindiquées par les idées de validité et de légitimité pourrait le moins du monde valoir pour l’intelligence des constatations. Ainsi, ce n’est aucunement le savoir dont elle relève qui rend la proposition vraie : c’est le référent, bien qu’il soit lui aussi constitué de ce même savoir (parler du triangle, c’est faire de la géométrie, par exemple). Le vrai n’est pas le su, bien qu’il ne soit pas autre chose dont, de toute façon, il faudrait encore justifier la différence. Plus simplement : la vérité n’est pas le savoir, bien qu’on ait raison de la caractériser comme ce que dit celui qui sait en tant qu’il sait. En langage subjectif, cela reviendrait à dire que le justifié est toujours normal (justifier, c’est normaliser) alors que le vrai est toujours étonnant.
Problématiser le fait consiste donc à opposer la contingence du vrai à la nécessité du justifié. Pour nous cette remarque est essentielle, parce quelle revient à définir le référent comme le réel d’une distinction : celle qu’il faut faire entre la vérité d’une part, la validité ou la légitimité d’autre part.
Cela ne signifie bien sûr pas que le référent est lui-même réel, comme on le voit quand on envisage la vérité de propositions négatives, conditionnelles ou farfelues : la vérité qui caractérise actuellement la proposition « il ne neige pas » n’est pas un effet dans le discours dont une « non-neige » atmosphérique actuelle serait la cause ! Par contre, cela signifie que c’est exactement là où se trouve le référent, que le vrai est irréductible au valide ou au légitime : toujours à une même place qui soit celle de l’insistance de cette irréductibilité. On bute sur la distinction du vrai et du justifié alors qu’il appartient à la pure déduction de les confondre, et c’est de cette impossibilité qu’il s’agit quand on maintient la transcendance du référent contre l’immanence que le savoir est pour soialors même qu’il le constitue. Ou, si l’on préfère, cela signifie que la référence n’est pas autre chose que l’impossibilité qu’on ramène la contingence du vrai à la nécessité du justifié : une impossibilité contre laquelle on bute dès lors qu’on refuse de céder sur une irréductibilité, celle du vrai au justifié, dont on découvre alors qu’elle est celle de la vérité au savoir ! Car la réflexion a raison de dire qu’il n’y a que le savoir, quand on parle de vérité – sauf que le « fait » est que cela ne compte pas, et que c’est pour très exactement pour cette raison que la notion de vérité a un sens
Le référent est ce qui fait que la réflexion, rapport de l’esprit à lui-même et donc définition de la vérité comme immanence, ne compte pas parce que c’est ailleurs que dans le savoir que se joue l’alternative du vrai et du faux, celle d’avoir raison ou d’avoir tort. Ce réel dont nous parlons n’est donc aucunement la réalité d’une chose particulière dont on parlerait (le référent dans son concept), mais c’est la référence même,comme impossibilité à jamais insistante que le savoir ait jamais le dernier mot quand il s’agit de vérité.
Qu’est-ce qui peut causer réellement la vérité à se distinguer du savoir ? Telle et donc la question du référent.
Une cause, d’habitude, cela assure la réalité d’une chose ou d’un état de choses : si je suis dans l’incapacité de trouver une cause à un phénomène, je pourrai toujours me demander s’il ne constitue pas une simple apparence que dès lors il faudra expliquer comme telle – comme dans l’exemple du bâton dans l’eau qui paraît brisé. Or ici, ce qu’il faut penser, ce n’est pas une réalité ; on pourrait presque dire que c’est le contraire, puisque c’est une vérité.
Insistons sur cette opposition. Ce qui est réel est une chose, ce qui est vrai en est une autre. Par exemple des billets de banque fabriqués avec les machines, les encres, les papiers de l’imprimerie officielle qu’une équipe de malfrats aurait dévalisée ne seraient ni plus ni moins réels que ceux qui ont légalement cours, leur étant même par hypothèse parfaitement identiques. Il n’en serait pas moins faux, et tous les autres vrais – selon une opposition qu’on ne peut pas cantonner à la simple logique puisque dans cet exemple il s’agit réellementdu crime de fausse monnaie. Tel est le « réel » qui nous intéresse : qui ne produit aucune différence(dans notre hypothèse, les billets sont les mêmes), mais une distinctiondont on admettra qu’elle est très concrète malgré son inconsistance, puisqu’elle pourra notamment se traduire en années de prison. Pareillement entre une proposition vraie et une proposition simplement réelle (« la neige est blanche » et « la neige est X… »), on ne peut pas trouver de différence, mais d’un autre côté personne ne niera que la distinction s’impose. Cela signifie que tout le monde reconnaît à la vérité une cause distinctive, comme telle parfaitement spécifique : celle dont il s’agit dans la référence et qu’il faut maintenant déterminer.
A partir de ces exemples, il est facile de répondre à cette exigence : pour causer comme vrai(et donc aussi comme faux), il faut être une autorité, en quelque domaine qu’on en pose la question. L’autorité donne le droit et par conséquent ouvre à la possibilité non pas seulement du légitime et de l’illégitime, comme ce serait le cas s’il ne s’agissait pas de la distinction du réel et du vrai, mais bien du vrai et du faux. Ainsi les faux billets, par ailleurs identiques aux vrais, sont ceux qu’on n’a pas le droit d’émettre ; une proposition fausse est celle qu’on n’a pas le droit de soutenir, et ainsi de suite. Autrement dit vrai et autorisé valent l’un pour l’autre, exactement comme fauxet représenté commeautorisé– car la fausseté n’est pas plus l’illégitimité qu’elle n’est l’autre de la vérité (comme le noir est l’autre du blanc), mais sa représentation. Et certes, pour reprendre nos exemples, un faux billet entend bien passer pour un vrai, et on ne peut pas se tromper sans croire être dans le vrai.
D’où pour nous le trait essentiel du référent, qu’il soit non pas une réalité positivecomme on l’imagine quand on reste aux naïvetés du « réalisme métaphysique » et d’une interprétation de la référence en termes de causalité, mais une autorité.On peut se référer non seulement à des entités idéales comme en géométrie (donc à des impossibles par rapport aux nécessités du monde), mais encore à des entités négatives, conditionnelles ou farfelues – qui ne décideront pas moins que les autres de la vérité ou de la fausseté de ce qu’on dira à leur propos. Or décider, c’est l’acte de l’autorité en tant que telle. Ainsi la neige décide de la vérité de la proposition « la neige est blanche », exactement comme la banque centrale décide, pour une certaine quantité de billets parfaitement identiques, lesquels sont des vrais et lesquels sont des faux. L’autorité se marque très précisément là où la possibilité qui reste inchangée bute sur l’interdiction qui change tout : on peut dire tout ce qu’on veut (on peut imprimer autant de papiers colorés qu’on le veut), mais on n’a pas le droit d’affirmer n’importe quoi (d’émettre plus de billets que ce qu’a décidé l’autorité financière). La vérité en général a une cause qui est toujours l’autorité, dont la notion est alors aussi diverse que celle des possibilités de véridiction ou de vérifaction.
En termes subjectifs, ces dernières sont toujours des manières de s’autoriser. C’est qu’on peut retourner la question en passant d’une approche objective où l’autorité répond à la question de la référence, à une approche subjective où l’autorité répond à celle de savoir ce qui cause le sujet comme sujet. Et certes on en a le droit, puisqu’on peut aussi bien dire par exemple que le triangle est ce à quoi se réfère le géomètre quand il démontre l’égalité de ses angles à deux droits, que dire qu’il produit comme géomètre (et non pas médecin ou météorologue) celui qui le reconnaît dans sa nature propre qui est d’être une entité géométrique !
Ainsi le fonctionnaire s’autorise-t-il de sa place(il est préfet, président de jury, employé d’état civil etc.) pour produire des documents qu’on doit dire vrais, puisqu’on peut les falsifier ou les remplacer par des faux. Pareillement le savant s’autorise-t-il de son savoir pour produire des énoncés qu’on doit dire vrais et qui peuvent néanmoins être faux si cette autorité est en lui seulement représentée, comme c’est le cas quand il se trompe (là où il parlait, et contrairement à ce qu’il imaginait, il ne s’autorisait pas de son savoir : peut-être seulement de l’idée qu’il en avait, de celle qu’il avait de lui-même, de ses habitudes, etc.)2. On l’a dit d’emblée et tout le monde l’accorde : est vrai est ce que dit celui qui sait en tant qu’il sait, c’est-à-dire celui pour qui c’est le même d’être sujet et d’être assujetti au savoir3. Ainsi le vrai en géométrie est-il ce que dit le géomètre en tant que géomètre : tant qu’il parle ès qualité, il est infaillible. Et ainsi de suite pour quelque détermination subjective qu’on voudra imaginer.
Donnons le concept de ce changement de perspective qui, à la façon d’une révolution copernicienne, permet de convertir la question de la référence en question de la constitution subjective. Une autorité, en général, est une cause au sens où elle a pour réalité de produire un effet spécifique. Objectivement, on vient de nommer cet effet : il s’agit de la vérité. Subjectivement, il est tout aussi facile à indiquer, dès lors qu’on a compris que l’autorisation était identique à l’assujettissement c’est-à-dire à la production du sujet (par exemple la géométrie produit le géomètre comme tel) : il s’agit de la responsabilité, dont on aperçoit ainsi que la notion est l’envers exact de celle de la vérité.
Posez une autorité, dont on peut figurer la notion par celle d’une machine à produire la distinction du vrai et du faux, et par là même vous aurez produit un assujettissement et donc posé une responsabilité – et plus précisément une responsabilité dédoublée, puisqu’elle porte à la fois sur ce dont le sujet ainsi constitué est responsable, et sur lui comme sujet de cette responsabilité. L’autorité de la géométrie produit non seulement la vérité des énoncés géométriques, mais la responsabilité du géomètre en tant qu’elle est indistinctement celle de ce qu’il avance et celle de rester assujetti à la discipline qui l’autorise à parler.
Resserrons la question en montrant qu’elle ne diffère pas de celle de la référence : la notion du triangle, qui est bien la géométrie ramenée à une seule entité, autorise le géomètre à dire ceci mais lui interdit de dire cela, de sorte qu’il n’y a pas plus de différence entre l’assujettissement au savoir et l’autorité de la référence, qu’il n’y en a entre la cause de la responsabilité et celle de la vérité. Le référent est l’autorité sous laquelle on est placé dès lors qu’on distingue affirmer (pas n’importe quoi) et dire (tout ce qu’on veut). Ne pas affirmer n’importe quoi quand on peut dire tout ce qu’on veut, c’est se conduire de manière responsable. Concrètement, cela revient à renouveler la question de la vérité, et donc ici la question de ce que c’est qu’un fait, en disant qu'il n’y a pas de différence entre tenir un discours autorisé par son référent, et tenir un discours responsable. La vérité de l’énoncé et la responsabilité du locuteur ne sont ainsi qu’une seule chose . Ainsi assume-t-on que le référent ne soit pas une cause produisant forcément un effet analogique (le jugement « il fait chaud » devrait lui-même être chaud !) mais bien une autorité (s’il fait chaud, on n’a pas le droit d’affirmer qu’il fait froid).
Traduisons simplement la corrélation qu’on vient d’indiquer : dans l’a priori du savoir, ce qu’on avance de manière responsable, cela s’appelle un fait. Ce qui n’est pas un fait, c’est ce qu’on avance de manière irresponsable (« Noire, la neige ? Tu dis n’importe quoi ! ») Rien là que tout le monde n’admette depuis toujours. Car enfin si je me suis trompé c’est bien que je me suis précipité au-delà du droit que j’avais d’affirmer ou de nier – droit dont mon savoir est la mesure.
La même nécessité peut encore être présentée autrement : si l’on reprend l’idée que parler sans savoir revient à dire n’importe quoi, et donc à s’installer dans l’irresponsabilité d’être sujet du savoir (on est désinvolte envers la responsabilité de rester assujetti au savoir), on se trouve dans l’obligation de dire la référence identique à l’impossibilité que le discours soit délirant. Par délire, dans un premier temps, on désigne un discours qui n’aurait finalement pas d’objet malgré son éventuelle cohérence, comme le serait par exemple une doctrine des anges ou des démons : des propositions peuvent y être valides, mais en aucun cas vraies ou fausses puisqu’il n’y a pas d’anges ni de démons pour permettre ou interdire d’en affirmer ceci ou cela. Et précisément : ne pas délirer, c’est la responsabilité du locuteur en tant que locuteur, puisque cette exclusivité se confond avec la nécessité que soit marquée la différence de la langue comme ordre potentiellement infini de signification et de la parole comme acte d’un sujet. La définition du délire, qu’on peut donner dans un second temps à partir de la disparition ou de l’impossibilité de cette différence de la langue et de la parole, correspond à la corrélation de la vérité et de la responsabilité, en ceci qu’un discours qui ne parle de rien ne peut être le discours de personne. En effet : s’il n’y a rien qui permette ou interdise d’affirmer ceci ou cela, il n’y a pas de responsabilité ; et s’il n’y a pas de responsabilité, il n’y a pas de sujet. Par exemple tout le monde comprend l’affirmation suivante : « l’actuel roi de France est chauve » ; et en même temps personne ne la comprend (sauf précisément comme citation ou exemple logique autrement dit comme non-sens exposé en tant que tel) : sans référent, elle ne peut être reprise par personne, définitivement étrangère qu’elle est à la possibilité d’être subjectivée en acte de langage. Or valoir pour un sujet, cela s’appelle être autorisé puisqu’un sujet ne peut le reprendre qu’en termes de responsabilité et qu’il serait irresponsable de prendre la responsabilité de n’importe quoi.
Entre la vérité de l’objet et la responsabilité du sujet, une conversion est possible qui ne soit pas une simple équivalence. Opératoirement, on peut la considérer comme telle, et travailler sur l’un des termes quand il s’agit de sortir des apories impliquées par l’autre (dont le paradigme est fourni par la nécessité où l’on serait d’aller chercher le référent à l’extérieur de la représentation pour en avoir le critère). Mais il ne faut pas oublier que la vérité de l’objet et la responsabilité du sujet (et d’abord sa responsabilité d’être sujet de la responsabilité) sont réellement le même !
Le référent, contre quoi on bute (« Mais non, tu ne peux pas affirmer que la neige est noire ! »), n’est pas une chose enfermée dans quelque arrière-monde par définition inaccessible, mais le réel de la responsabilité du sujet du savoir. Par « réel » il faut d’abord entendre ici une certaine impossibilité, parfaitement déterminée, de dire n’importe quoi : celle qui se trouve très exactement là où l’on ne parle pas sans savoir, c’est-à-dire là où la responsabilité d’être sujet et la responsabilité de savoir sont la même.
On peut encore préciser ce concept en disant qu’il faut penser le vrai, c’est-à-dire le fait, en dérivant la valeur de l’énoncé de l’éthique de l’énonciation par rapport au savoir, le référent étant alors le réel de cette dérivation. Que le référent soit le réel du fait auquel il est parfaitement extérieur (la neige, par opposition non pas surtout à sa blancheur mais au fait qu’elle soit blanche), c’est ce qu’on peut encore indiquer comme l’impossibilité de jamais ramener le vrai au valide ou au légitime. L’éthique du savoir, envers de l’identification du fait au vrai, est donc une éthique de l’empêchement : c’est le même de s’en tenir au fait, et de ne pas faire le pas hors du savoir qui ferait de nous le sujet de la vérité4.
Cette impossibilité est « réelle » au sens où par elle le savoir et la vérité ne peuvent pas être confondus, pas plus que le sujet du savoir ne peut être le sujet de la vérité. Impuissance assurément, mais dérivée d’une impossibilité de structure : il y a une extériorité définitive du référent à ce qu’on sait c’est-à-dire de l’autorité à ce qu’on affirme (pas n’importe quoi) – extériorité dont c’est alors le même de dire qu’il assure le savoir comme savoir et qu’il l’empêche d’être la vérité. C’est comme identité de cette assurance et de cet empêchement que le référent s’impose, non pas comme une chose extérieure (au contraire : le référent n’est fait que de savoir) mais comme l’un de la vérité (de la factualité du fait) et de la responsabilité d’être sujet du savoir.
Qu’il y ait des faits, ou qu’il y ait un sujet qui ait de savoir pour responsabilité, c’est donc la même chose – et cette « chose » est l’autorité : non pas une idée qui serait celle de la référence mais bien un réel, puisque c’est un fait qu’il y a de la vérité et qu’il y a un sujet – le même.
Acter la distinction de la langue et de la parole, prendre sa responsabilité de locuteur, s’assujettir au savoir, s’autoriser du référent ou dire le vrai, tout cela revient donc au même. C’est que la référence, opératoirement, ne diffère pas de la responsabilité que le sujet a de ce qu’il sait, c’est-à-dire du fait, et donc aussi de sa responsabilité d’être sujet du savoir. En quoi, et conformément au statut métalinguistique de la question de la référence, on aura développé cet a priori de la réflexion qui consiste à appeler « vrai » ce que sait celui qui sait en tant qu’il sait, et « vérité » ce qu’il dit.
S’opposent ainsi, au lieu du référent c’est-à-dire dans l’objet, la responsabilité et la désinvolture telles qu’on les indique en opposant l’impossibilité d’affirmer n’importe quoi à la possibilité de dire tout ce qu’on veut, puisqu’il faut nommer fait ce que mentionne le sujet du savoir qui se conduit de manière responsable, et qu’inversement on peut appeler responsabilité pour le sujet du savoir l’éthique de s’en tenir aux faits. Cela revient en somme à nommer « fait » l’autorité qui met le sujet au pied du mur de son identification au savoir (qui l’incite à devenir médecin ou géomètre, par exemple). Eh bien la nécessité pour le fait qu’il fasse autorité, et donc pour le sujet qu’il soit responsable de la responsabilité qu’il prendra d’être sujet du savoir (et donc pas de la vérité), c’est la référence.
Prochaine étude : les quatre moments de la référence
1 Il arrive par exemple que des mots de la vie courante aient un sens parfaitement spécifique dans le langage de certains métiers (noms d’outils en ébénisterie, etc.) et que des énoncés extérieurement identiques et semblablement vrais renvoient à des réalités et à des pratiques n’ayant non seulement rien de commun mais encore rien de comparable.
2 Il y a une troisième modalité de la vérité : celle de la pensée où il s’agit du sens et non pas des faits. Dans ce domaine, il s’agit de s’autoriser de soi, par opposition à s’autoriser de sa place ou de son savoir (donc forcément s’autoriser hors de soi et sans le savoir : dans l’objet). Là se trouve l’originel de la vérité : où la question est celle d’être auteur et non pas sujet, condition qui n’est pas de fait, précisément, mais de droit, puisqu’on est auteur non pas là où l’on produit mais là où l’on marque. De ce point de vue, l’œuvre seule peut être identifiée au vrai, causé comme tel par la marque : on appelle « œuvre » non pas une chose qui présenterait des qualités particulières de cohérence ou de finition, mais ce que pose un auteur pour la seule raison qu’il est un auteur. Telle est l’« autorité », au sens premier dont tout autre dérive. L’art contemporain a rendu flagrante cette vérité au point de s’y ramener entièrement, mais personne ne l’a jamais ignorée : en muséologie, par exemple, c’est l’attribution et non pas les qualités objectives du tableau ou de la statue qui décide de son statut d’œuvre.
3 Autrement dit celui qui n’est pas un auteur – si on ne l’est que « sans le savoir ». D’où cette définition qu’il faudra reprendre le moment venu : on appelle fait ce que pose celui qui n’est pas un auteur, en tant qu’il n’en est pas un. L’existence de Dieu (Descartes), la rationalité de l’histoire (Hegel), etc. ne sont donc aucunement des faits – la notion de fait apparaissant ainsi comme l’exact opposé de celle de l’idée, dont le principe d’autorité est la pensée par opposition au savoir.
4 On a compris que le sujet de la vérité est l’auteur, celui dont la responsabilité n’est pas de savoir mais de penser.
Le fait, dans sa notion, semble constituer le paradigme de la positivité à cause de son étrangeté proclamée à l’ordre général du subjectif. Parce qu’il lui appartient de renvoyer à rien subtilités de la réflexion (« les faits sont là, et vos théories n’y changeront rien »), nous nous le représentons comme quelque chose de massif, une réalité en soi et irrécusable – relativement à quoi la négativité en général est comme un rien, une « nuée » (l’esprit) qui se dissipe d’elle-même. Ainsi l’idée du fait serait identique à celle de la réalité, en tant qu’elle s’oppose à celle de l’idéalité, du concept, de l’image qui ne valent que pour et par nous. La positivité, l’existence, l’indifférence au discours dont la nature articulée implique toujours la distinction et donc la négativité, tout reviendrait à ce réel premier que la notion de fait aurait pour tâche de rappeler contre la tentation idéaliste.
Au plus radical de cette position, on rencontre ce qu’on doit appeler l’a priorité de l’être : la nécessité, dès lors qu’on parle de quelque chose et non pas de rien, qu’on se situe d’avance dans l’horizon ontologique d’une positivité première qui serait par définition celle de l’être en général.
Or tout cela est faux, et pour une raison de principe : c’est la réalité, et plus généralement l’ordre ontologique (tout ce qui concerne l’être de ce qui est), qui relève du fait ou plus exactement de la « factualité », et non pas l’inverse !
Car enfin nous le demandons : est-ce un fait, oui ou non, qu’il y ait en général « quelque chose et non pas plutôt rien » ? Comme il est impossible de ne pas répondre affirmativement, il est impossible de récuser l’idée paradoxale et programmatique d’une extériorité, et même d’une antériorité, de la question du fait à celle de l’être : alors qu’on l’imagine comprise en elle ou du moins dérivée d’elle, force nous est d’admettre que c’est la question de l’être qui est seconde, puisque sa primauté n’est possible pour nous qu’à effectuer l’une des deux branches de l’alternative réflexive (c’est un fait, ou ce n’est pas un fait, qu’il y ait en général quelque chose plutôt que rien). Il est évident que cette alternative elle-même relève de l’être (« il y a » cette alternative), et qu’en ce sens on pourrait critiquer ce que nous venons de dire en parlant d’une secondarité qui se méconnaît elle-même : celle de la réflexion qui oublie qu’elle naît des contradictions d’une réalité forcément première. Mais l’objection ne vaut pourtant pas parce qu’elle réitère elle-même la primauté du fait sur l’être qu’elle croyait récuser, puisqu’elle consiste à arguer de la factualité de cet être (non pas « il y a cette alternative », mais « c’est un fait qu’il y a cette alternative »), et donc à réitérer malgré soi la thèse de l’antériorité du fait sur l’être (ou plus exactement : la thèse de l’antériorité du fait d’être un fait sur celle du fait d’être un étant). Pour concrétiser les choses en les présentant d’une manière subjective, on dira que rien ne peut être dit qui n’atteste d’une Bejahung originelle (position, acceptation, assomption, assentiment) dont l’être en général fasse l’objet, et que suppose encore l’éventualité même de ne pas être un fait (par exemple pour la neige : être noire). Et si, d’un point de vue phénoménologique, personne ne songe à récuser l’indéfini débordement de l’être en général par rapport à sa constatation (on ne trouve pas qu’il y a de l’être comme on trouve un caillou sur la route !), force est à la réflexion d’admettre que cela constitue encore un fait ! Dans tous les cas, le fait est premier sur l’être parce qu’il ne saurait y avoir de primauté que du fait d’être (ou du fait que l’être ne constitue pas un fait).
D’où pour nous la nécessité de reconnaître que l’antériorité du fait sur l’être est toujours déjà réflexive : il ne s’agit pas là d’une réalité phénoménologique mais d’une réflexion sur cette réalité dont le paradoxe est qu’elle soit opérée depuis toujours – à telle enseigne que la réalité phénoménologiquement première (l’infinité de l’être en général) en relève aussi depuis toujours. Bref, poser la question du fait, dès lors que l’être lui-même en relève, c’est se demander de quoi, qui soit intrinsèquement réflexif, l’être en général relève depuis toujours.
Nous possédions déjà l’essentiel de cette question, la notion du fait nous étant d’emblée apparue comme indéfiniment réflexive (abyssale) au sens où c’est un fait que le fait est un fait, et ainsi de suite indéfiniment. Par contre il n’y a aucun sens à parler d’un « être de l’être » puisque, quelle que soit la compréhension qu’on en a, l’être est toujours l’être de l’étant et bien sûr pas de l’être. (Et puis ce n’est pas l’être mais l’essence qu’on définit comme « réflexion de l’être ».)
Alors, cette antériorité du fait sur l’être lui-même dont il est par ailleurs impossible que tout ne relève pas déjà, comment la penser ? Qu’est-ce qui ne peut pas être une réalité (ni donc une structure de réalité) et dont toute réalité relève déjà ? Autrement dit : à quoi peut-on faire équivaloir la notion du fait ?
La réponse est évidente : le vrai pour cette question-ci, la vérité pour celle-là. D’ailleurs nous ne cessons de mettre en avant cette équivalence, avérant par là que la question de la vérité n’est pas une dérivée de la question de l’être mais au contraire sa condition, puisqu’il est nous est impossible de ne pas faire équivaloir « c’est un fait que » et « il est vrai que », la factualité se comprenant dès lors comme inscription dans l’a priorité de la vérité relativement à l’être. Il est vrai qu’en général il y a de l’être, et il est vrai que cela constitue une vérité – et ainsi de suite à l’infini. Nous retrouvons le caractère abyssal que nous avons reconnu au fait et dont nous apercevons maintenant qu’il est celui du vrai (il est vrai que le vrai est vrai, et cela encore est vrai…). Subjectivement, cela revient à dire que la question de l’être ne se pose qu’à ce qu’on soit d’abord dans l’a priori d’avoir raison s’agissant d’elle et donc de tout.
En tout ce que nous reconnaîtrons comme un fait, par exemple que la neige soit blanche, il faudra marquer une secondarité de l’être relativement à la vérité. C’est bien ce qui se passe quand nous affirmons que la neige est blanche (un fait dont on a le savoir) alors qu’on aurait pu se contenter de le dire (un état de choses dont on a l’idée). Car enfin, s’il est vrai qu’on peut mettre en équivalence « c’est un fait que la neige est blanche » et « il est vrai que la neige est blanche », cela signifie qu’on dit le vrai quand on dit que la neige est blanche !
Le fait, donc, c’est le vrai. Et le vrai, à cause de l’antériorité de la vérité sur l’être qu’on vient de reconnaître, ce n’est pas l’étant – ni moins encore le réel puisque la réalité est une façon d’être.
On voit à quel point nous sommes déjà loin de la première opinion sur le fait qui voudrait l’identifier avec ce dont l’être est incontournable. Eh bien, ce n’est pas l’être qui est incontournable, dans le fait, c’est la vérité ! N’importe quel exemple met en évidence cette disjonction – et c’est à la penser dans la diversité de ses manifestations, celles d’une extériorité du factuel à l’horizon de l’être, que nous allons nous attacher maintenant.
La première objection à la conception « ontologique » du fait, c’est-à-dire à l’idée que sa question supposerait celle de l’être, tient à la nature intrinsèquement négative de certains faits : elle jure avec la positivité de la première des notions métaphysiques. Si je dis par exemple qu’il ne pleut pas ou qu’il a cessé de pleuvoir, je peux bien me référer à autre chose qu’à une idée ou à l’expression d’un souhait : je regarde par la fenêtre et je constate qu’il ne pleut pas ou qu’il a cessé de pleuvoir, irréductiblement au désir de promenade que cela peut permettre de réaliser. A une question portant là-dessus, une réponse en termes d’alternative radicale (oui ou non) peut être donnée. On parle donc bien d’un fait, mais d’un fait négatif et pas simplement d’une pensée qui aurait ajouté une négativité purement réflexive à la constatation d’un autre fait (ici : qu’il pleuve) par ailleurs subsistant dans son éternelle positivité (précisément : il ne pleut pas !).
Mais on peut compliquer : pour prendre un exemple qui nous servira encore, on doit considérer comme un fait que Brutus, un des meurtriers de César, n’a pas tué Pompée. Par ailleurs il a poignardé sa victime : c’est un fait qu’il ne l’a pas étranglée. Et puisque c’est dans le Sénat de Rome qu’il a commis son crime, force nous est de considérer également comme un fait qu’il ne se trouvait pas à Athènes ce jour là. Et ainsi de suite.
Si maintenant je dis « c’est un fait que la neige n’est pas noire », est-ce que quelqu'un peut récuser ma parole en la renvoyant à son aspect subjectif (« c’est une opinion qui n’engage que vous ») ? Evidemment non. Et cela vaut aussi pour tout niveau réflexif qu’on voudra envisager, qui n’en est pas moins, en tant que tel, un niveau de constatation. Ainsi c’est un fait qu’il y a des faits négatifs. On peut donc invoquer des faits négatifs dans une argumentation purement réflexive, par exemple quand on veut mettre l’accent sur le caractère non littéral de certaines expressions : le fait que les oranges ne soient pas bleues est la condition sine qua non d’un autre fait, celui que tout le monde peut constater en lisant la formule d’Eluard « la terre est bleue comme une orange », à savoir que cet énoncé constitue une métaphore
Le fait de manquer en est un, lui aussi. Qui dira par exemple que manquer d’argent quand il s’agit de régler une facture ne constitue pas un fait ? Et puis d’une manière générale les « grandeurs négatives » ne sont pas moins que les autres susceptibles d’entrer dans la constitution de faits, simples ou combinés, puisqu’elles composent déjà des états de choses. Est-ce que la distance du retour n’est pas aussi facile ou difficile à parcourir que celle de l’aller ? C’est un fait qu’elle l’est. Quant aux réalités intrinsèquement négatives, elles peuvent aussi s’entendre de manière factuelle : ce peut être un fait qu’il y ait de l’ombre sous tel arbre, ou qu’il fasse froid dans telle pièce de la maison – l’ombre et le froid n’étant rien d’autre qu’un manque, ou en tout cas une insuffisance, de lumière ou de chaleur. On pourrait multiplier les exemples indéfiniment.
Mais il faut aller à l’extrême et reconnaître la radicalité que peut atteindre le négatif quand il concerne l’ontologique lui-même et comme tel, dans ce qu’on pourrait appeler des inexistences factuelles. C’est par exemple un fait que ni Tintin ni Milou n’existent, bien qu’ils soient connus de tout le monde : un fait qui n’est pas moins certain que n’importe quel fait de l’expérience commune (qu’il pleuve ce matin) ou d’épreuve purement réflexive (que je sois en train d’écrire en ce moment).
La prise en compte de la négativité nous oblige donc à revenir sur l’habituelle identification de la factualité à la positivité ontologique. On peut facilement en rendre compte : si nous imaginions les faits toujours positifs, c’est que nous confondions la factualité (le fait d’être un fait) et la réalité (le fait d’être réel). Or ce que montrent tous ces exemples, et tous ceux qui vont suivre à propos des autres modalités, c’est que le factuel n’est pas du tout assimilable au réel : quand je dis que la neige n’est pas noire (ni verte, ni bleue, etc.), je ne parle d’aucune réalité d’aucune sorte (essayez de trouver une chose caractérisée par sa « non-noirceur », etc. !). Je ne parle même de rien (c’est la noirceur qui est quelque chose : une qualité…) Il n’empêche que j’énonce un fait !
Il n’y a pas de faits possibles : seulement des choses ou des états de choses. L’illusion du contraire vient de ce qu’on les confond fréquemment. Je dis que la pluie de ce matin était possible puisqu’elle a été réelle : je me représente sa possibilité comme la condition de sa réalité. Mais dire la même chose à propos du fait qu’il pleuve n’a aucun sens parce que, s’agissant des faits, il n’y a pas de différence entre ce que je me représente et rien. Tout tient à cette distinction c’est-à-dire à la représentation qui compte, ou qui ne compte pas. Quand la représentation compte autrement dit quand la question est celle du représenté en tant que tel, alors la possibilité conditionne la réalité (il faut d’abord être possible pour ensuite être éventuellement réel), mais quand elle ne compte pas, alors l’idée de cette précession n’a aucun sens. C’est que la possibilité est une catégorie expressément représentative, puisqu’elle consiste à ne pas être contradictoire dans son concept et ne pas contredire ce qu’on sait par ailleurs de l’état du monde. Je puis donc prendre l’idée d’un fait, par exemple qu’il pleuve, et lui attribuer la possibilité, par exemple qu’il soit possible qu’il pleuve, mais je me serait placé dans l’a priori de la représentation et je parlerai par conséquent d’autre chose que du fait dont l’envers est précisément que la représentation ne compte pas. Pourtant il est bien question de vérité. Oui : il y a des vérités dans l’ordre représentatif comme ailleurs – le meilleur des exemples étant évidemment celui des vérités mathématiques (il est vrai que la somme de 2 et de 3 est égale à 5 ; il est faux qu’elle soit égale à 7). Caractérisée par une incontestable réalité représentative une possibilité peut donc constituer un fait à quoi il soit légitime de revenir comme à un irrécusable, mais ce sera un fait de représentation Il est donc bien question de faits mais pas de ceux dont on croyait parler : de faits spécifiquement représentatifs. Ainsi, pour cet exemple, la question sera celle du fait qu’il peut pleuvoir et absolument pas de la possibilité du fait qu’il pleuve. On peut dire que la pluie est possible, ou bien que la possibilité qu’il pleuve constitue un fait : c’est tout autre chose qu’affirmer la possibilité du fait qu’il pleuve – ce qui n’a aucun sens. D’ailleurs s’il est possible qu’il pleuve c’est bien qu’il ne pleut pas, et qu’on n’a aucunement affaire à un fait ! Autrement dit : être possible, c’est précisément ne pas être un fait.
De ce qu’on ne puisse pas parler de faits possibles, il ne faut donc pas en déduire que la possibilité ne puisse pas s’entendre de manière factuelle. C’est ainsi que les compagnies d’assurance basent leurs calculs non pas sur des opinions ni sur des réalités comme on pourrait le croire quand on reste enfermé dans l’idée de la positivité ontologique (l’idée d’un risque en soi n’a certes aucun sens et d’autre part ce qui a eu lieu ne sort pas de son propre temps pour déterminer ce qui pourrait avoir lieu), mais bien sur des faits de possibilités (et non des possibilités de faits, lesquels en l’occurrence seraient les sinistres). Si j’appartiens à une catégorie de conducteurs dont les statistiques montrent qu’elle est plus qu’une autre sujette aux comportements dangereux, je ne pourrai opposer aucun argument à l’employé qui me demandera de payer une surprime : « nous n’y sommes pour rien : regardez les chiffres et vous constaterez vous-même que le risque est plus grand en ce qui vous concerne ! ». Dans la vie quotidienne, nous ne cessons de tenir comptes de tels faits, comme quand on prend un imperméable pour aller se promener : c’est un fait qu’il peut se mettre à pleuvoir (fait de la possibilité, donc).
La même raison qui exclut la possibilité de la notion de fait exclut la nécessité. Il y a certes des faits dont par ailleurs nous pouvons, et même devons, pointer la nécessité (par exemple faire des études de météorologie, c’est apprendre à voir des nécessités dans les intempéries là où tout le monde voit de la contingence), mais alors c’est bien en tant que choses ou états de choses que nous les appréhendons (la pluie, la neige, etc.) et absolument pas en tant que faits (qu’il pleuve, qu’il neige, etc.). Car on explique les choses alors que les faits, on les constate. Et si on les explique, comme il arrive souvent que nous devions le faire, c’est à la condition la plupart du temps irréfléchie de les avoir converties en choses. L’ingénieur de la météo expliquera, lui, la pluie de ce matin – laquelle est non pas un fait mais une chose ou un état de choses.
D’où nous reconnaissons qu’un fait est forcément contingent alors même que sa réalité (comme chose ou comme état de choses, donc) ne fait qu’un avec sa nécessité. On le constate ou on ne le constate pas : et si ce n’est pas le cas, toutes les prévisions du monde (« pas d’erreur possible : ce doit être le cas ! ») n’y changeront rien. Et même si tout se passe comme prévu, il faut malgré tout constater que c’est le cas.
Ce qu’on vient de dire permet de répondre à la question du statut temporel des faits, le futur étant représenté par nous comme l’ordre de leur possibilité, et le passé comme celui de leur nécessité.
Soulignons d’abord le paradoxe. Le passé et le futur ne sont rien : nulle part dans l’univers je ne peux trouver la bataille d’Alésia ni le Noël de l’année prochaine. Parce qu’ils ne sont absolument rien d’autre que le souvenir ou l’idée que nous en avons, et que c’est avant tout de réduire à rien le représentatif que le fait se définit, il semble que nous devions en conclure qu’il n’y a pas plus de faits passés qu’il n’y a de faits futurs : seulement la représentation de tels faits. Pourtant c’est un fait que César a conquis la Gaule, et c’en est un autre que le premier jour de l’année prochaine sera un samedi.
La symétrie n’est déjà pas si évidente, car il se pourrait que l’année prochaine n’arrive jamais alors qu’il est impossible que la guerre des Gaule n’ait pas eu lieu ! On a souvent opposé la contingence du futur, dont on ne peut parler qu’en termes de probabilités même quand il s’agit de vérités a priori comme celles du calendrier (ce n’est pas parce que l’univers a existé jusqu’ici qu’il doit exister une seconde de plus – et les théories qui démontreraient le contraire ne seraient de toute façon que des théories), à la nécessité du passé qui ne peut être que ce qu’il est et dont un savoir factuel parfait est idéalement possible. Car là est bien la question : la nature factuelle du savoir qu’on peut avoir de l’un et de l’autre. Voici la réponse qu’on est tenté de donner à la question des faits extérieurs au temps de l’actualité : rien dans le cas du futur, tout dans celui du passé. Plus simplement : on peut avoir raison ou tort à propos du passé, alors que cette alternative n’a aucun sens à propos du futur. Bref au passé les faits, au futur l’idée des faits. Cette conclusion est-elle correcte ?
Si le critère du fait est toujours celui dont nous sommes partis, à savoir la spécificité de la constatation relativement à l’aperception en général, elle ne l’est pas. Peut-être pleuvra-t-il demain[1] ? je n’en sais rien. Ce qui est sûr, en tout cas, c’est que je ne peux pas constater qu’il pleut demain. Mais puis-je constater qu’il pleut hier ? Pas davantage ! Ce que je peux constater, c’est qu’il y a encore des traces de ce qui s’est passé hier ou il y a mille ans, mais on parle alors d’autre chose. Il semble donc qu’on ne puisse pas plus approprier à la factualité l’idée du passé que celle du futur. Et de toute façon l’absurdité grammaticale de l’énoncé constituait déjà une réponse suffisante : la question n’étant pas celle d’avoir constaté (souvenir) ou de devoir constater (anticipation) mais seulement de constater (fait), on se trouvait forcé d’employer des formules comme « il pleut demain » et « il pleut hier », qui sont en tant que telles des aveux de non-sens. On pourrait s’arrêter là.
Sauf que nous avons découvert entre temps une équivalence qui change tout : celle du fait et du vrai ! D’où cette voie inédite : on va distinguer le passé et le futur en s’enquérant de ce qui est vrai et de ce qui ne l’est pas. Est-il vrai, oui ou non, qu’il pleuvra demain ? Impossible de répondre. Est-il vrai, oui ou non, qu’il a plu hier ? Là, aucune difficulté : oui, c’est vrai ! La symétrie est rompue et nous retrouvons l’opposition du fait et de l’idée du fait, puisqu’à propos de demain je ne puis disposer que de l’idée qu’il pleuvra tandis qu’est avéré le fait qu’il a plu hier.
Le motif de cette distinction est clair : alors que je sais idéalement tout du passé, je ne sais rien du futur. Or si je ne sais rien du futur, ce n’est pas à cause d’une ignorance à laquelle il me suffirait de remédier, mais tout simplement parce qu’il n’y a rien à savoir – rien n’étant arrivé que je puisse situer à une date à venir (demain, dans trois jours, dans mille ans). Par exemple je ne connais pas le résultat du tiercé hippique de dimanche prochain, non pas parce que je manque de moyens pour obtenir cette information, mais tout simplement parce que la course de dimanche prochain, n’ayant pas eu lieu et ne devant peut-être jamais avoir lieu, ne saurait avoir de résultat. Il n’y a donc rien à connaître.
On dira qu’il y a des prévisions certaines ou du moins quasi-certaines, comme dans l’exemple idéal d’une date de calendrier, ou dans l’exemple empirique d’un phénomène astronomique simple (une éclipse de soleil, etc.). Bien sûr, mais il faut appliquer ce qu’on vient d’apprendre à propos de la nécessité, et répondre qu’on a changé d’objet : le fait n’est plus celui dont on parlait (qu’il pleuve demain, qu’il y ait une éclipse de soleil dans deux siècles) mais sa nécessité. Et certes, on peut dire que dans la réflexion, qui est un lieu comme un autre, certaines nécessités, en tant que telles, constituent des faits (c’est un fait, par exemple, que la division de 6 par 2 donne 3). Or de quoi une nécessité est-elle la nécessité ? D’un état de choses, et pas du tout d’un fait (exemple : soleil occulté par la lune tel jour à tel endroit dans deux siècles), puisqu’un fait dont la nécessité paraît établie, il faudrait encore le constater cet établissement n’ayant dès lors pas compté (autrement dit : il s’agissait d’un état de choses et non pas d’un fait).
Voici l’argument décisif : on peut dire « c’est un fait qu’il a plu hier » parce que la proposition « il a plu hier » est vraie. Peut-on dire alors que la proposition « il pleuvra demain » est vraie ? Non, et pour la raison qu’on vient de dire : ce n’est pas que j’ignore la réponse à la question « pleuvra-t-il demain ? », mais c’est que cette question n’a tout simplement pas de réponse, quand bien même un ordinateur infaillible aurait établi qu’il ne peut pas ne pas pleuvoir demain : il faudra encore constater que c’est le cas, si on ne veut pas se contenter de croire à la prédiction.
Passé ou futur : le même néant dans les deux cas, même si nous avons des raisons d’essayer de nous faire croire que les jours heureux ne sont pas tout à fait passés, et qu’il ne revient pas tout à fait au même, pour ceux que nous avons aimés et qui ont changé notre vie, d’être morts et de n’être jamais venus au monde. Il ne s’agit là que de représentation (riche dans le cas du passé, pauvre dans le cas du futur). Que je cesse de le dénier et je reconnaîtrai ce qui est vrai : César, qui a existé et sur qui nous savons beaucoup de choses, n’est pas plus réel que tel individu de l’an dix-mille dont je me donne l’idée pour l’oublier aussitôt (chacun n’est que l’unité actuelle d’un certain savoir). Par contre, c’est un fait que César a existé, et que l’autre individu n’existe pas !
Quelle conclusion tirer de cela ? Elle est simple : ce n’est aucunement de réalité qu’on parle quand on pose la question de ce que c’est qu’être un fait, mais seulement de vérité. Il est habituel de les confondre ; on a compris que la notion du fait était celle de leur distinction.
Passons-donc maintenant aux faits qui avèrent cette distinction en ayant d’avance mis entre parenthèses toute dimension de réalité. Or mettre la réalité entre parenthèses, cela s’appelle réfléchir.
La réflexion est l’institution comme propre de l’espace de la signification, et en ce sens le « lieu naturel » de l’idéal. Il y a des faits idéaux, par exemple que la somme des angles du triangle soit égale à deux droits, comme il y a des faits empiriques, par exemple qu’il pleuve en ce moment. L’objectivation consiste à réduire les seconds aux premiers et a pour emblème le morceau de cire cartésien. Objectiver, c’est donc réfléchir et la belle description de la cire qu’on réduit à sa réalité substantielle de pure spatialité reste le modèle de l’institution d’un ordre factuel. La cire apportée de la ruche n’a pour propriété vraiment essentielle que la géométrie dont elle relève quand, avec la nécessité d’avoir une forme déterminée, la chaleur dissipe ses qualités d’être sonore, odorante et colorée. Ces propriétés purement idéales constituent autant de faits quand on les énonce. Le paradoxe de la réflexion est donc flagrant : elle constitue des faits dans l’ordre de l’idéalité, alors que c’est expressément à l’encontre de l’idéal que le fait est mentionné comme tel.
On cesse d’être surpris qu’il puisse y avoir des faits là où il n’y a pas de réalité quand on a compris, comme nous venons de le faire, que la question du fait n’était aucunement celle d’un type de réalité. On accepte même que la disjonction de ces ordres constitue la définition de la réflexion qui consiste à faire valoir la question de ce qui est vrai pour elle-même, c’est-à-dire à l’encontre de l’éventualité qu’on la confonde avec celle de ce qui est réel. Si donc on reconnaît la pertinence de cette définition et si l’on nous a accordé plus haut de faire équivaloir la mention du fait avec celle du vrai (dire le fait, c’est dire le vrai et réciproquement), alors on admettra la nature intrinsèquement réflexive du fait. Qu’est-ce à dire ?
D’abord que le caractère « abyssal » du fait s’oppose à ce qu’on pourrait nommer dans un premier temps[2] la platitude de l’être : on a déjà souligné qu’il n’y avait pas d’être de l’être (il y a seulement un être de l’étant) mais que c’était un fait, pour le fait, d’être un fait, que c’était un nouveau fait que ce fait soit un fait – et ainsi de suite à l’infini. Alors qu’on se le représente comme une positivité stupide et inerte quand on le confond avec un type de réalité métaphysiquement subsistant (en oubliant que cette subsistance devrait bien constituer un fait !), nous apercevons que la mention du fait ne fait qu’un avec la réflexivité elle-même, puisque le fait n’est justement pas une chose subsistante dont la réflexivité serait la structure ou la principale propriété, mais seulement la réflexion de ce qu’il n’est pas, à savoir l’état de choses. Car que reste-t-il si vous supprimez l’état de choses afin d’isoler le fait ? la même chose que si vous supprimez le savoir dont on se représentait qu’il devait relever (comme la géométrie euclidienne dans l’exemple des angles du triangle) : rien ! Ce rien est le fait lui-même.
C’est très concret, et on va le montrer en redoublant non pas l’être (cela donnerait l’essence) mais l’étant au moyen de la simple répétition de sa mention, dont le principe est habituellement de ne rien signifier. Si en effet je dis « une rose est une rose », d’une certaine manière je ne dis rien ; mais d’une autre, je dis que pour une rose, être une rose, cela constitue non pas une éventualité ou même une nécessité logique (celle de la tautologie) mais bien un fait ! Et contre ce fait, personne ne peut rien – et notamment moi qui vient de le faire apparaître en produisant cette répétition.
La condition de tout cela est la réflexivité intrinsèque du fait. Car il est bien évident que je ne pourrais constituer aucun fait par ma seule réflexion (je pourrais seulement constituer des idées, dont la notion est l’autre de celle du fait) si la nature du fait n’était pas déjà la réflexion. On le voit très bien en prenant n’importe quel exemple, qui sera d’autant meilleur qu’il sera plus trivial et commun : qu’il pleuve ce matin. Où est la réflexion, demandera-t-on, en dehors de l’énoncé qui indique le fait en question ? En ceci que c’est bien un fait, ce que je viens d’indiquer en pointant comme un fait qu’il pleuve ce matin : c’est un fait que la pluie de ce matin constitue un fait, et ce fait même constitue un nouveau fait sans qui j’y aie rien ajouté, parce qu’il appartient à la notion du fait qu’elle soit en même temps, et inséparablement, celle de la factualité du fait.
Ainsi peut-on dire qu’un fait n’est tel qu’en excès factuel à lui-même, comme l’indique dans notre langue le jeu de l’indicatif et du subjonctif qu’on peut toujours mobiliser pour accentuer cela (c’est un fait que le fait soit un fait ; c’est un fait que ce qui n’est pas un fait ne soit pas un fait).
Pour signifier l’excès qui conditionne l’identité, et même si nous le faisons sans nous interroger sur ce que cela implique, on parle de vérité, notamment de manière adverbiale On peut dire ainsi qu’un fait n’est un fait qu’à être vraiment un fait. En somme c’est le même de n’être pas vraiment un fait et de n’être pas du tout un fait. La réflexivité intrinsèque du fait est donc l’attestation de son identité au vrai : le fait n’en est un qu’à l’être en vérité, qu’à être vraiment un. Quant au vrai, personne n’ignore qu’il ne l’est qu’à l’être vraiment (le pas vraiment vrai, c’est le douteux, et l’apparemment vrai, c’est le faux)[3].
Mais la réflexion n’est pas simplement « pure » au sens où la constitution d’une idéalité (par exemple le cercle, en opérant un passage à la limite à partir de l’expérience d’une multitude de choses rondes), ou au sens de la structure de la vérité, elle est aussi empirique et donc, quand elle se donne ses objets, imaginative. Les fait peuvent donc être purement internes à l’imaginaire, et à l’imaginaire le plus débridé et le moins réaliste, sans être eux-mêmes des faits imaginaires. Car un fait imaginaire (par exemple qu’il fasse beau ce matin) est tout ce qu’on voudra mais en tout cas pas un fait (de fait : il pleut !)
Pour montrer avec encore plus d’évidence l’extériorité des notions de factualité et de positivité, on envisagera le paradoxe supplémentaire que serait, aux yeux d’un réaliste naïf, la reconnaissance de faits purement conditionnels : dans le domaine conditionnel aussi le statut de factualité peut être reconnue, car ce qu’on indique, en pointant non pas la réalité mais la possibilité d’une condition, c’est bien un fait spécifique. Imaginons que je désire un objet qui coûte une certaine somme constituant tout mon avoir, mais que sur le chemin de mon achat je sois tenté par un autre objet aperçu dans la devanture d’un magasin. Eh bien dans cette situation purement virtuelle qu’est la tentation, je me trouve confronté à un fait : c’est un fait que si je dépense mon argent pour ceci, je ne pourrai plus acheter cela. Aucune tergiversation possible : ce n’est pas une interprétation que je donne de la situation, une opinion que j’émets, mais bien un fait que je mentionne et auquel je suis aussi durement confronté que je puis l’être à un fait aussi matériel que la pluie qui se mettrait à tomber pendant que je réfléchis. Nous avons bien affaire à un fait irréductible, alors qu’on aurait pourtant raison de dire que tout se passe dans ma tête (je n’ai encore rien acheté : je suis arrêté devant le magasin en train de réfléchir).
Forçons le paradoxe en arguant de faits conditionnels passés et même négatifs. C’est par exemple un fait si j’avais dépensé mon argent hier je ne pourrais plus m’offrir l’objet qui me fait envie aujourd’hui (sous entendu : mais je ne l’ai pas dépensé donc je dispose encore de cet argent). Là encore tout se passe dans la tête et il n’arrive absolument rien. Mieux, même : tout repose sur l’idée qu’il n’est rien arrivé (je n’ai pas fait d’achat hier) de sorte qu’une condition positive bien que purement virtuelle peut être admise – et certes elle doit l’être : ce n’est pas une idée, mais bien un fait ! De même, c’est un fait parfaitement incontestable que Brutus n’aurait pas pu participer au meurtre de César s’il s’était trouvé à Athènes ce jour-là ! Pas la moindre trace d’existence dans l’éventualité qu’on pose ainsi – et pourtant c’est un fait.
Mais il faut aller plus loin et reconnaître des faits irréductibles à la constitution qu’on en opère actuellement, des faits qui sont aussi certains dans l’ordre de l’imaginaire que d’autres le sont dans la réalité mondaine. N’est-ce pas un fait, par exemple, que le chien de Tintin s’appelle Milou et non Azor ? Ce fait est absolument certain, définitif et irrécusable, puisque rien ni personne ne peut ni ne pourra rien y changer : ce chien qui n’existe pas s’appelle ainsi et pas autrement ! Personne ne songe à mettre sur le même plan le réel qui est tout et l’imaginaire qui n’est rien, mais tout le monde doit reconnaître qu’ils autorisent l’un et l’autre la même mention du fait comme tel, c’est-à-dire en tant qu’irréductible à tout ce qu’on en peut penser : qu’on imagine la neige être noire ne change rien au fait qu’elle est blanche, exactement comme la désignation du chien de Tintin comme Azor ne changerait rien au fait qu’il s’appelle Milou.
On peut pousser encore l’argument de l’imaginaire comme ordre de factualité en montrant que l’arbitraire le plus « subjectif » peut s’ajouter à l’irréalité la plus flagrante sans que cela empêche celui qui s’y livre de mentionner des faits absolument authentiques. Puisque c’est un exemple de fait que le chien de Tintin s’appelle Milou, il suffit d’imaginer n’importe quoi pour qu’aussitôt apparaisse un domaine où il soit non pas simplement possible mais inévitable de mentionner des faits. L’arbitraire et l’instantanéité ne sont aucunement exclusifs de la « factualité ». Ainsi inventé-je à l’instant, c’est-à-dire contre la consécration historique et culturelle qui pourrait donner à Tintin et à Milou un semblant de réalité, un héros qui s’appelle Toto et dont l’animal familier, un ornithorynque, s’appelle Kiki. Or que l’ornithorynque de Toto s’appelle Kiki, voilà un fait contre lequel rien ni personne, y compris Dieu en admettant qu’il existe, ne peut définitivement rien ! Moi-même, d’ailleurs, je n’y peux rien : voudrais-je modifier son nom que, pour l’éternité, le fait est que cet animal qui n’existe pas se sera appelé Kiki. Car des fait, on peut indéfiniment en produire comme le ferait un scientifique établissant de nouvelles corrélation, mais bien en inventer et de la manière la moins réaliste qui soit. Par exemple : si la Chine avait encore un empereur et si j’étais cet empereur, c’est un fait que je serais un personnage considérable. Pur fantasme (moi, empereur de Chine ?!), bien sûr. N’empêche que, hors de tout réalisme, je viens d’indiquer un fait que personne ne peut récuser !
Des faits comme celui-ci, aussi irrécusables et incontestables que les évidences les plus communes et les mieux admises, n’importe qui peut en inventer autant qu’il veut à chaque instant en restant parfaitement indifférent aux contraintes de la réalité : ils s’imposent à jamais, et ne relèvent pas d’une factualité inférieure ou différente de celle de la pluie de ce matin ou de la sempiternelle course de la terre autour du soleil. Cela vaut aussi pour les domaines qui, comme tels, sont des gisements indéfinis pour la production de faits. Inventez une discipline, aussi sérieuse ou fantaisiste que vous voudrez, et vous aurez par là même autant de faits que vous voudrez dont elle sera littéralement la production. Une discipline est en ce sens une machine à produire des faits, puisque ceux-ci la suivront alors qu’on aurait imaginé qu’on l’instituait afin de les étudier. On peut donc admettre l’indéfinie production de disciplines farfelues qui constitueraient autant d’horizons pour des faits qui n’en seraient pas moins irrécusables. Et ainsi de suite. Pour être inventé, un fait ne laisse pas d’en être un – et bien sûr la question qu’il pose est celle du réalisme non pas de l’invention mais du fait dont elle est l’invention…
Combinons les hypothèses du fait conditionnel et du fait imaginaire. Mentionnons alors ce dernier fait, tout aussi irrécusable et incontestable que les autres : non seulement Brutus n’était pas à Athènes au moment de la mort de César, mais il n’était pas non plus sur la planète Mars ! Affirmation farfelue, on l’accorde. Mais ce jugement ne change rien au fait que Brutus n’était pas sur la planète Mars ce jour-là : toutes les moqueries qu’on nous adressera ne pourront rien changer à son caractère irrécusable et définitif (nous sommes sûrs que les explorateurs de cette planète ne trouveront sur elle aucune trace du passage de Brutus).
Personne ne dira jamais qu’un fait négatif ou conditionnel, et a fortiori un fait farfelu, constitue une réalité, un moment du monde, puisque rien n’est donné, que rien ne s’est passé : on est dans le pur domaine des pensées, dont l’idée est précisément ce à l’encontre de quoi on a pourtant l’habitude de définir les faits.
L’exclusivité à l’ontologie devient flagrante quand la négation porte sur ce qui est expressément ontologique, c’est-à-dire sur l’être en général ou, pour être concret, sur l’existence, et qu’on obtient ainsi l’indication d’un fait. c’est-à-dire quelque chose à propos de quoi on puisse finalement avoir raison ou tort. C’est bien un fait, n’est-ce pas, que ni Tintin ni Milou n’existent ? Un fait qui n’est pas moins certain et avéré que n’importe quel fait positif de l’expérience commune ! La non existence, qui comme telle n’est qu’une idée, eh bien la réflexion peut à bon droit en faire advenir la mention comme celle d’un fait !
Bref, il n’est pas besoin d’être réel pour relever du domaine des faits, ni même besoin d’être quelque chose, tant au sens proprement ontique (question de ce qui est, devrait ou pourrait être) qu’au sens ontologique (question de l’être) : je puis aussi bien dire « c’est un fait qu’il n’y a rien dans cette boîte » que dire « l’existence en général est un fait » voire même, pour aller jusqu’au bout dans ces notions qui avèreront l’ultime inconsistance ontologique de notre notion, dire que « le non être de ce qui n’est pas est un fait ». Et certes, ce sont bien les tout premiers faits que le premier des philosophes, Parménide, a jugé utile de nous faire remarquer : « l’étant est, le non étant n’est pas ».
Si une confusion est possible avec les moments de la réalité quand on parle des faits positifs (par exemple que la lampe soit posée sur la table est un fait et un aspect de mon cabinet de travail dans sa réalité), elle cesse absolument de l’être quand les faits qu’on mentionne sont négatifs, conditionnels et farfelus, puisqu’on peut aussi bien dire qu’à chaque fois il ne s’agit de rien. Par où l’on découvre que non seulement la question du fait déborde la question de la réalité (l’irréel ne comprend pas moins de faits que le réel), mais encore il déborde la question de l’être puisque ce qui n’est rien ne suscite pas moins d’assertions en termes de faits que ce qui est quelque chose. L’énigme du fait est donc aussi bien celle d’un réalisme qui s’accommode, à la limite, d’une abolition de la positivité ontologique dont il semblait que n’importe quoi dût d’abord relever : c’est celle de l’indifférence à la question de l’être ou, si l’on préfère, de l’extériorité à l’ontologie.
On ne peut donc aborder la question du fait qu’en récusant non seulement son habituelle identification au réel voire même à l’étant, mais encore l’évidente nécessité de devoir toujours parler de quelque chose et non pas de rien, puisque c’est dans la forme de cette alternative que nous mettons en œuvre la tautologique a priorité de l’être. Très concrètement : il faut que nous nous préparions à la surprise de devoir reconnaître des faits, c’est-à-dire de l’irrécusable, là où il n’y aura pas de réalité et même là où il n’y aura rien ! Comment ce qui n’est rien peut-il se donner comme absolument irrécusable, produire sur la représentation un effet d’inanité, et s’imposer d’une manière telle qu’on lui reconnaisse comme premier caractère d’être « têtu » ?
La résolution de ce paradoxe, et donc le secret de la notion qu’il va nous falloir amener au jour dans ce qu’il suppose et ce qu’il implique et surtout dans l’indication de ses exactes conditions de validité, c’est l’identification du fait au vrai, de la factualité (le fait d’être un fait) à la vérité (le fait d’être vrai).
L’être est un fait alors qu’on ne peut pas dire l’inverse, de sorte que la question du fait est aussi celle de l’antériorité à l’être dont la reconnaissance de ce dernier doit forcément procéder, puisqu’il est vrai (c’est un fait) qu’il y a de l’être. L’identification au vrai et non au réel ni même à l’étant permet ce que la croyance habituelle en sa positivité rendrait incompréhensible : que ses caractères d’être négatif, conditionnel ou farfelu soient parfaitement indifférents alors qu’ils auraient dû être rédhibitoires.
La question est donc de savoir ce qu’il faut entendre exactement quand nous parlons de l’équivalence de la factualité et de la vérité. Nous l’avons rencontrée dans le discours (dire le fait, c’est dire le vrai et réciproquement), mais le propre du fait est bien de renvoyer le discours à rien… Et donc aussi d’avérer que le vrai est irréductible voire même indifférent à tout ce qu’on en peut dire.
D’où ce paradoxe méthodologique que la question du fait est en même temps inhérente à celle du discours (le fait, c’est ce qu’on dit) et indifférente à cette dimension qui reste « subjective »... Bref, qu’entendons-nous exactement par « vrai » pour qu’on puisse, dans le discours et hors de lui, confondre légitimement cette notion avec celle du fait ?
[1] Aristote prend un autre exemple, à propos des futurs contingents : y aura-t-il une bataille navale ?
[2] Dans un premier temps seulement. Car l’impossibilité qu’on réfléchisse l’être (si on le réfléchit, ce n’est plus l’être mais l’essence) peut aussi bien se lire comme l’échappement toujours déjà opéré de l’être à lui-même, et donc comme une autre forme d’infinité : une infinité négative, par opposition à l’infinité positive du fait. Concrètement : l’être n’est que son propre retrait, l’étant devant alors se comprendre comme reste.
[3] Que l’apparemment vrai soit le faux ne permet pas de dire que le vrai doit être réellement vrai – selon l’opposition habituelle de l’apparence et de la réalité, puisque c’est expressément de ne pas se confondre avec celle la réalité que la notion de vérité peut se constituer dans son caractère réflexif. En d’autres termes, si la vérité devait être réellement (et non pas vraiment) la vérité, cela signifierait que par vérité on entend une des structures de la réalité, laquelle ne relèverait donc pas de la vérité puisque ce serait au contraire celle-ci qui relèverait d’elle.
La notion du fait est la plus réaliste de toutes. Mais on ne peut l’affirmer sans s’interroger sur ce qui est implicitement signifié de cette manière. Au sens le plus étroit et le plus commun, est réaliste celui qui traite tout sur le modèle des choses, lesquelles existent en elles-mêmes par opposition aux objets qui dépendent de notre pensée : ce caillou qu’on a ramassé sur la route est une chose, par opposition au triangle qui est l’objet que se donne le géomètre. On se représente alors que l’indépendance, la subsistance, l’indifférence sont les traits des premières, par opposition à la dépendance, la non subsistance et à la docilité « transcendantale » des seconds. Et certes, il ne dépend de personne que le caillou qu’on a trouvé soit ainsi plutôt qu’autrement, tandis que si le géomètre choisit des axiomes différents, y compris les plus contraires à l’évidence, son objet en deviendra tout autre, la réalité qu’on lui prêtait n’étant que celle de l’axiomatique dont il relevait. Pourtant ce même géomètre peut adopter une attitude réaliste envers son objet : il en étudiera d’autant plus aisément les propriétés qu’il fera comme s’il s’agissait d’une chose, en s’efforçant d’oublier qu’il est une création continuée de l’esprit, quelque chose en somme de très proche de ce qu’on rencontre en rêve. De fait, justement, il n’y a de triangle, avec les propriétés très particulières qu’on lui reconnaît, que pour autant qu’un géomètre pense qu’il y en a un... L’idée d’être réaliste est donc méthodologique plutôt qu’ontologique : sauf à partir d’une réflexion artificielle et arbitraire à laquelle personne ne pourrait adhérer (idée qu’on vivrait dans un monde de pures apparences, etc.), on n’a pas à vouloir être réaliste envers un caillou trouvé sur la route (on l’est spontanément), alors qu’il est pour ainsi dire inévitable que le mathématicien choisisse de l’être envers les abstractions dont il entreprend de dégager les propriétés.
Que le réalisme soit une attitude plus qu’une métaphysique, c’est pourtant ce que la plus réaliste des notions paraît non pas contester mais mettre en question, puisqu’elle consiste avant tout à poser que le subjectif ne compte pas : « adoptez l’attitude que vous voulez, croyez ce que vous voulez sur la nature du réalisme : de toute façon les faits sont là et vous n’y pouvez rien ! »
Etant celle de l’irrécusable, cette notion est celle de l’inanité des distinctions réflexives et d’abord de celle qu’on vient de faire. En ce sens il serait naïf d’opposer le réalisme spontané de celui qui trouve un caillou sur la route au réalisme méthodologique du géomètre qui veut découvrir et non pas imaginer de nouvelles propriétés à un objet dont par ailleurs il sait très bien qu’il est constitué par les règles qu’il s’est données. Ce qui a été trouvé sur la route et ce que la réflexion a construit relèvent du régime commun : c’est par exemple un fait que ce caillou est blanc, et c’en est un autre que la somme des angles d’un triangle soit égale à deux droits, quoi qu’il en soit par ailleurs des nécessités subjectives. Et certes, on aurait très bien pu ne pas voir ce caillou (il aurait quand même été blanc), et un mauvais raisonnement eût pu nous faire croire que la somme des angles du triangle était égale à trois droits ou à un seul (elle aurait quand même été égale à deux droits).
Au-delà des oppositions faciles du donné et du construit, du réel et du constitué et de leur circularité stérile (le donné est forcément constitué par les conditions de sa reconnaissance, et le résultat de la construction doit bien être donné à un moment ou à un autre), la question de savoir ce que c’est qu’un fait est celle de ce qui impose au subjectif une restriction telle que l’immanence qu’il est pour lui-même soit reconnue par lui comme séparée d’une légitimité dont le paradoxe est bien qu’on bute sur elle. Le faits, c’est d’abord ce qui fait que je n’ai pas raison par moi-même, cela de quoi je dois recevoir d’avoir raison ou d’avoir tort, cela qui m’autorisera à penser ceci plutôt que cela – et donc ce sans quoi je suis, au sens juridique, un incapable. La réflexion assume cette brutalité, d’autant plus flagrante qu’elle peut être énoncée par un autre : « ce que vous pensez ou rien, en droit, c’est pareil ! » C’est dire que la question du fait met en avant un réel dont on voit bien qu’il n’a pas simplement statut d’extériorité pour la pensée qui s’imagine autorisée d’elle-même, mais d’offense [1]! Et certes, nous l’admettrons quand, les faits étant avérés, nous invoquerons une croyance là où nous pensions pourtant avoir été sujet d’un savoir (« ah, vous avez raison : je croyais que… ») : nous avouerons la faute d’avoir involontairement opté pour l’imaginaire quand la question était celle de la réalité.
On revient alors au paradigme des choses : serait réaliste celui qui, même ne s’agissant pas de choses (on vient de citer des idéalités), conserve l’approche qui vaut pour les choses. Les choses, on constate qu’elles sont là, tandis que les idées, les concepts, les images, il faut les produire dans sa tête – la différence étant en somme celle de ce qui est objectif et de ce qui est subjectif. Sauf que si le donné est toujours construit et le construit forcément donné, ainsi que l’enseigne la plus plate des réflexions, on ne voit plus comment cette distinction pourrait être autre chose qu’une naïveté, un point de vue d’enfant ! Dès lors faut-il mettre en question cette identification, par le mot, de l’attitude réaliste à l’adoption du modèle des choses : l’injonction de traiter, par exemple, les faits sociaux comme des choses revient bien à dire que les faits sociaux, et donc peut-être les faits en général, ne sont pas des choses…
Qu’il pleuve ce matin est un fait, et c’est ce que nous voulons comprendre. Il faut donc cerner la question, autrement dit ne pas se tromper d’objet. Et l’objet de l’interrogation, précisément, est le fait qu’il pleuve, non pas la pluie. L’opposition est très concrète : c’est la pluie qui arrose le jardin, pas le fait qu’il pleuve. Car la pluie n’est pas un fait ; ce qui est un fait, c’est qu’il pleuve. De même cette lampe n’est pas un fait ; les faits, c’est qu’elle existe, qu’elle soit posée sur la table, qu’elle ait un abat-jour bleu, etc. Inversement qu’il pleuve ou que la lampe ait un abat-jour bleu, etc., ne constitue pas autant de choses, ni même de sortes de choses, parce que le concept qu’on s’en formera ne sera pas la constitution d’une essence unique mais de plusieurs (par exemple : lampe, abat-jour, couleur bleue, relation d’appartenance) dont il faudra que nous maintenions réflexivement le lien, lequel devra ensuite donner lieu de notre part à une affirmation (un fait : que la lampe ait un abat-jour bleu). C’est qu’il n’y a rien à constater dans une chose, sauf, précisément, à vouloir mentionner un fait mais alors ce n’est plus de la chose qu’on parlera. Car même en allant au plus simple, je ne « constate » absolument pas cette lampe : ce que je constate, au moins, c’est qu’elle existe – et cela, c’est un fait, bien différent de la lampe elle-même (c’est un fait et non pas une lampe). Voudrais-je, à l’inverse, chosifier le fait (que la lampe existe, qu’elle soit posée sur la table, qu’elle ait un abat-jour bleu, etc.) c’est-à-dire m’en donner réflexivement le concept, que je n’y parviendrai jamais : je n’aurai qu’une idée (l’idée que la lampe existe, l’idée qu’elle est posée sur la table, l’idée qu’elle a un abat-jour bleu) ! Or qu’est-ce que le fait, sinon justement cela qui réduit à rien l’idée qu’on en a ? Et qu’est-ce que la notion du fait, sinon ici celle de cette réduction ?
Le fait que la lampe ait un abat-jour bleu, c’est ce qui réduit à rien la pensée que je puis avoir d’une lampe ayant un abat-jour bleu : je le croirais rouge ou vert ou je me représenterais la lampe comme dépourvue d’abat-jour que cela reviendrait exactement au même puisqu’on appelle précisément « fait » ce qui fait que le subjectif (la pensée, le savoir, l’idée, l’opinion, la croyance, le désir, la crainte, etc.) ne compte pas. Autrement dit, que la pensée soit ceci ou qu’elle soit cela, relativement au fait, ne fait aucune différence. Par contre l’assertion deviendrait absurde si on l’appliquait à une chose : que mon concept soit différent (stylo et non pas lampe) et cela change tout, car alors je parle d’une autre chose (je parle d’un stylo et non pas d’une lampe) ! La corrélation de la différence et de l’altérité définit la chose (pensée différente donc autre chose) alors que c’est leur disjonction qui marque le fait pour la réflexion (pensée identique ou différente, cela revient au même). Dans la réflexion, cette disjonction est la marque de la transcendance propre du fait – qui n’est donc pas la même que la transcendance de la chose. Une chose n’est pas un fait, et un fait n’est pas une chose.
Appliquons ce que nous venons d’apprendre à la réalité du monde. Quand je considère une chose au sens large (cette lampe, la mondialisation de l’économie, etc.), j’identifie son être à une extériorité qui me permette d’en parler de diverses manières et d’accepter d’avance la possibilité d’autres discours à leur propos. Le trait essentiel de la chose est qu’elle transcende le point de vue qu’on a sur elle pour que, précisément, ce soit sur elle qu’on ait un point de vue. Ainsi puis-je voir cette table du dessus, mais aussi du dessous si je me penche, de profil si je m’éloigne, en parler d’un point de vue esthétique, d’un point de vue économique, et ainsi de suite. La chose relève ainsi d’une transcendance qu’on peut convenir d’appeler réelle pour signifier qu’elle reste extérieure aux points de vue qui s’exercent sur elle, et qui peuvent donc être indéfiniment renouvelés. Ainsi les mêmes choses peuvent constituer à travers le temps des objets pour des disciplines différentes. Sur une chose ou sur un événement (qui en ce sens est une sorte de chose) une infinité de points de vue peuvent s’exercer, forcément compatibles entre eux puisqu’ils sont autant de perspectives uniment offertes par cette chose. Dire qu’une chose est transcendante, c’est dire qu’elle est la même chose dans la diversité des perspectives qu’elle offre ou, si l’on préfère, c’est dire qu’elle est le sujet de cette diversité, laquelle est donc une – d’une unité qui est par conséquent non pas l’être (dont on peut plutôt concevoir la dispersion) mais l’étantité de la choses (le fait qu’elle soit un étant).
S’agissant des faits, il semble qu’on puisse utiliser la même notion de transcendance, puisqu’il est toujours possible de porter sur eux des jugements qu’on pourra ensuite rectifier, attestant par là qu’ils sont restés les mêmes quand nous changions d’attitude ou de points de vue. A peine est-il besoin de dire qu’ils peuvent s’entende de manière intersubjective, c’est-à-dire constituer l’objet commun d’une diversité d’interlocuteurs.
Or c’est exactement le contraire qui est vrai et pour une raison décisive qui est qu’un autre point de vue ne peut concerner qu’un autre fait – de sorte que c’est à avoir confondu d’avance et par principe les faits et les choses qu’on pourra ensuite essayer de se faire croire que les mêmes faits peuvent donner lieu à des points de vue différents. C’est que la perspective qui conditionne le fait ne peut pas être distinguée de sa réalité exhaustivement considérée : un fait social ou médical n’en est un que pour le sociologue ou le médecin, sujets à chaque fois définis par une perspective singulière exclusive. C’est d’autant plus évident que le domaine considéré est plus éloigné de l’expérience commune. Quand je dis que l’égalité des angles du triangle à deux droits est un fait, je ne fais rien d’autre que mentionner la perspective euclidienne – au sens où je ne mentionne absolument pas un fait qui serait donné (cette égalité) en indiquant par ailleurs le point de vue qui permet d’en prendre connaissance (la perspective euclidienne), et qui devrait alors être contingent. Non : le point de vue et le fait sont proprement constitutifs l’un de l’autre : que les angles du triangle soient égaux à deux droits n’est pas quelque chose sur quoi la géométrie euclidienne aurait un point de vue particulier, mais c’est cette géométrie même. La même illusion réflexive qui faire croire à la réalité substantielle des faits (ce seraient des sortes de choses métaphysiquement données auxquelles on aurait toujours mission de revenir) fait imaginer que des points de vue sont pris sur eux. Rien de plus faux : supprimez le point de vue qui est en même temps un savoir au sens d’une compétence (dans cet exemple la géométrie euclidienne), et il ne reste rien, absolument rien, de ce qu’on aurait voulu isoler et sur quoi on aurait pu envisager de faire porter d’autres points de vue : rien, pas même son idée (sans la géométrie euclidienne, l’idée que les angles du triangle soient égaux à deux droits n’a aucun sens) ! Par contre, vous pouvez distinguer le point de vue et la chose en mettant le point de vue entre parenthèses, il vous restera toujours la chose en soi et son idée – qui est alors celle du noumène.
Bien sûr, la détermination de cette chose et de son idée ne pourra se faire que dans l’énoncé d’un fait, par exemple scientifique, de sorte qu’on est renvoyé à la première nécessité. Mais sur le principe – et c’est ce que nous voulons indiquer ici – la différence est radicale : d’un côté il y a un reste et de l’autre il n’y en a pas. La chose est toujours quelque chose d’autre que la perspective qui s’exerce sur elle, et c’est ce qu’on exprime par les notions kantiennes de chose en soi et de noumène ; le fait n’est rien d’autre que cette même perspective.
D’où cette double conséquence, capitale pour notre enquête : 1) il n’y a pas de faits en soi alors même que leur notion est celle de ce qui s’impose à l’encontre de toute disposition subjective, et 2) le propre d’un fait est de ne pas être pensé alors même qu’il apparaît comme exhaustivement intelligible, au sens où il n’est rien d’autre que l’intelligence elle-même (le fait que les angles du triangle soient égaux à deux droits n’est pas l’objet de la géométrie euclidienne, mais cette géométrie même). C’est évidemment ce double paradoxe que nous devrons avoir résolu, puisque c’est en lui, concrètement, que réside l’énigme du fait.
On va retrouver la double impossibilité pour le fait d’exister en soi et d’être pensé quand on l’oppose à la chose non plus de l’extérieur, comme on vient de faire, mais de l’intérieur. Commençons par indiquer que la transcendance des choses n’est pas simplement l’extériorité à la représentation qu’elles partagent avec les faits : c’est avant tout leur extériorité à elles-mêmes, qu’on peut encore appeler transcendance interne. Rien là que de très évident : ce qui fait la chose, par exemple cette lampe qui est posée sur ma table en ce moment, c’est qu’elle soit une chose. La transcendance propre de la chose, autrement dit sa transcendance à elle-même et pas seulement à ma pensée, est donc son extériorité interne, si l’on désigne ainsi sa distinction relativement à une essence qui soit expressément la sienne. La structure fonctionne dans les deux sens : ma lampe n’est elle-même dans sa singularité qu’à être une lampe, mais d’autre part ce n’est pas une lampe qui est sur ma table mais bien ma lampe (celle-ci, liée à tel et tel souvenir, etc.). La chose a donc pour être sa transcendance interne entendue en même temps comme le rejet et l’implication de l’universel qui l’identifie. D’abord l’universalité : je vais au magasin acheter une lampe ; puis le rejet de cette universalité, qui va constituer une existence : ce n’est pas une lampe en général ni n’importe quelle lampe que je ramène, mais celle-ci ; enfin l’universel concret que nous actualisons en reconnaissant l’essence dans la singularité : c’est une belle lampe, vous ne trouvez pas ?
L’essence étant, comme dit Hegel, la « réflexion de l’être », il revient au même de remarquer cette structure ontologique et de dire, en langage de sujet, que l’aperception d’une chose est toujours déjà engagée sur le chemin de la réflexion. Ce mouvement assure sa singularité (Kant ajouterait : par le biais du schématisme, mais peu importe ici), laquelle singularité n’est dès lors pas un statut inerte et positif mais une transcendance, celle d’être une chose et non pas une idéalité. La « réalité » au sens étroit d’être une chose est donc le rapport toujours déjà engagé de la singularité du « ceci » vers l’universalité réflexive de l’essence, de sorte qu’elle est en même temps la nécessité pour son sujet forcément singulier qu’il soit également universel. C’est moi qui vois ma lampe, mais je ne la vois qu’à reconnaître en elle une lampe, c’est-à-dire qu’à avoir sur cette universalité un point de vue qui soit littéralement celui de n’importe qui (le point de vue de la pure réflexion, celui pour qui il y a les nécessités objectives). Mon point de vue dépasse sa propre singularité quand je vois ce que n’importe qui verrait à ma place (une lampe), en même temps qu’il y revient (c’est cette lampe attachée à tel souvenir de ma vie), avant d’opérer pour lui-même un rétablissement où l’universel est maintenu à distance bien que sa nécessité ait été satisfaite (je suis content d’avoir une lampe si singulière).
Cela étant, c’est d’une lampe réelle que je parle, d’une chose et non de l’idée de lampe, signifiant ainsi que la nécessité de l’universel ne cessera jamais d’insister. Par exemple si la lampe tombe en panne : une lampe, ça doit produire de la lumière, or celle-ci n’en produit pas ! Et de toute façon la lampe reste en insuffisance relativement à sa propre universalité (c’est ce qu’on vient d’appeler l’insistance de cette dernière) puisqu’elle risque toujours de tomber en panne même quand elle fonctionne parfaitement. Dès lors reconnaîtra-t-on comme propre à la chose sa transcendance par rapport à son essence ou, si l’on préfère, son inégalité à celle-ci. Voilà par conséquent le propre de la chose : la nécessité toujours maintenue barrée qu’elle soit à la hauteur de sa propre nécessité, la chose ayant alors pour être son insuffisance ontologique. Rien n’est donc réel, au sens d’être une chose, qu’à être cerné d’une universalité qui est indistinctement sa vocation et son échec : l’étant est élancé depuis toujours vers l’universel qu’il est proprement, mais c’est en vain, à cause de cet universel même que le fini ne peut pas égaler parce que cet universel n’est que néant (forcément : si ma lampe s’égalait à l’universalité de son identité de lampe, il n’y aurait plus de lampe du tout). Pour nous, si l’on revient à ce dont l’essence était la réflexion, cela signifie que nous sommes à la fois l’être de tout, l’être en général (pas de différence, subjectivement parlant, entre ces deux vérités : « tout est », « je suis », ET l’inadéquation à cette nécessité (c’est vrai : je ne suis que moi)[2].
Or cette transcendance qu’on peut subjectiver comme une sorte de négociation de l’existence avec l’universel et qui fait la chose, elle ne concerne en rien le fait. Plus concrètement : je peux répondre à la question de savoir ce que c’est que la pluie, mais je ne peux pas définir le fait qu’il pleuve autrement qu’en m’y tenant : il pleut ce matin ; que puis-je vous dire d’autre ? Pas que je suis déjà engagé dans l’universalité de ma position réflexive, en tout cas, parce qu’alors ce n’est pas du fait qu’il pleut que je parlerais, mais seulement de la pluie (qui certes est une pluie). Prenez n’importe quelle chose et vous constaterez que vous êtes déjà en train de l’universaliser (cette lampe est une lampe) ; prenez n’importe quel fait (que l’abat-jour de cette lampe soit bleu) et vous constaterez au contraire que vous êtes cantonné à lui, qu’il n’est exemplaire de rien, qu’il ne participe d’aucune essence – que vous ne pouvez en somme jamais le dépasser vers une idéalité qui serait sa vérité en termes de savoir. Ainsi l’idée de lui donner comme existence son inadéquation à cet universel n’a pas de sens puisque le fait n’a pas d’existence (contrairement à ce qui vaut pour la chose, la suppression de la perspective est sans reste, en ce qui ne concerne). Cette alternative du rapport à l’universel (oui pour la chose, non pour le fait) est très concrète : la chose est déjà et encore sa propre universalité, de sorte qu’on ne se tient jamais à l’épreuve qu’on en fait parce qu’on était déjà auprès de son idée avant même de l’avoir rencontrée[3], ainsi que Platon l’a professé de diverses manières. Par contre le fait, lui, on s’y tient... On traduira cette opposition en disant qu’on a l’expérience de la chose, mais que l’on éprouve le fait (on obtient la notion d’épreuve en retirant l’idée de savoir à celle de l’expérience).
Du fait, et précisément parce que je m’y tiens à l’encontre de toute éventualité d’universalité c’est-à-dire de savoir, j’atteste la singularité. Ce n’est pas la même que celle de la chose, faite de son élan vers l’universel impossible (sa réalité serait l’anéantissement de la chose : la lampe en soi qui ne serait ni celle-ci ni celle-là) En référence au tout premier caractère du fait par là même expliqué on nous permettra de l’appeler une singularité butée pour signifier que le fait est essentiellement stupide : à l’instar de l’adolescent que ses parents essaient de raisonner, il réduit à du bruit les arguments les plus clairs, les raisons les plus précises, les indications les plus intelligentes (il attend juste qu’on cesse de parler pour se retrouver là où il n’a jamais cessé d’être : exactement au même point). La singularité du fait ne s’oppose pas à l’universalité en général, mais à l’élan inégal vers elle qui caractérise la chose : vers quelle universalité, par exemple, pourrait tendre le point de vue du géomètre qui constate l’égalité des angles du triangle à deux droits ? Ma lampe est une lampe, mais on ne peut rien avancer d’analogue en ce qui concerne le fait que les angles du triangle soient égaux à deux droits : il en est ainsi, et voilà tout. Il n’y a donc pas de communauté d’essence entre les faits, alors que les choses se constituent expressément d’y appartenir (voici une lampe, et en voici une autre). Un fait n’apprend rien sur un autre fait, contrairement à ce qui se passe dans le domaine des choses (« ah oui : j’ai déjà eu une lampe comme celle-ci, je sais que l’interrupteur est fragile ») et a fortiori des idées qui s’engendrent entre elles. Mais on l’a dit : la mise entre parenthèses de la perspective ne laisse rien : pas même l’idée ! On a donc une singularité en quelque sorte pure : je vous parle de ce fait-ci (qu’il pleuve) et non pas de ce fait-là (que la somme des angles d’un triangle soit égale à deux droits), sans qu’on puisse les ranger dans une communauté de signification autrement que dans une réflexion qui les aurait échangés contre leur idée (l’idée d’un fait n’est pas un fait). C’est cette distinction de l’identité propre et de l’essence qui, en fin de compte, le constitue ontologiquement comme un fait et non pas comme une chose. Un fait a une identité mais pas d’essence.
Le fait n’est pas une chose, il n’est même pas quelque chose, car ce dont il ne reste même pas l’idée quand vous suspendez le savoir qui le concerne, on ne dira jamais que c’est quelque chose. Rien là que de très concret – et c’est précisément ce caractère d’être concret pour ce qui n’est rien (le comble du réalisme, en somme) qui constitue le problème que nous avons à résoudre : que le fait s’impose, qu’on bute sur lui, qu’il donne l’impression d’être aussi matériel et irréductible qu’un caillou, mais que d’autre part il ne s’agisse de rien quand on parle de lui. Car mentionner un fait n’est pas mentionner un fait : c’est seulement dire qu’il en est ainsi ou que c’est le cas ! D’ailleurs voyez vous-même : prenez le fait que la lampe est sur la table en ce moment et, pour l’examiner en tant que tel, faites abstraction de la lampe, de la table, et aussi de la relation idéale « être sur ». Que vous reste-t-il ? Rien. C’est-à-dire le fait lui-même (ma lampe sur la table ? c’est en effet le cas) ! Nous le disons clairement : il en est ainsi et voilà tout. Cela signifie qu’il n’y a rien d’autre à considérer et que c’est bien là que gît l’énigme du fait. Reprenons l’indication qui est maintenant son énoncé : il n’y a pas de faits en soi, et un fait n’est jamais pensé (quand il l’est, c’est qu’on parle en réalité de l’idée de ce fait).
Il semble pourtant possible de rendre consistance l’idée contradictoire d’une transcendance sans transcendant en considérant que le fait est tout simplement l’état de choses : ni la lampe ni la table, par exemple, mais la position de la lampe sur la table. Dans un état de choses on a bien affaire à cette irréductibilité au subjectif que réclame la notion, en même temps qu’on satisfait à la condition paradoxale qui vient d’être dégagée, à savoir que le fait ne soit rien (ôtez la lampe et ôtez la table, il ne restera rien de l’état de choses mentionné).
Hélas, cette solution si facile et si conforme à l’opinion commune (et aussi à celle de bien des dictionnaires) est tout simplement fausse, comme le montre n’importe quel exemple, dès lors qu’on est attentif à ne pas mélanger, dans la parole et donc dans la pensée, le fait avec l’idée du fait. Reprenons notre exemple : que la pluie soit une chose, et que le fait, ce soit qu’il pleuve. Eh bien l’état de choses, ce n’est ni ceci ni cela : dans cet exemple, c’est de l’eau en train de tomber du ciel. Quelle différence avec le fait qu’il pleuve, demandera-t-on ? celle-ci : de l’eau en train de tomber du ciel est l’objet d’une idée avec laquelle je peux jouer, que je peux affecter de tous les degrés de vraisemblance ou de probabilité, et que je peux combiner sur différents plans avec beaucoup d’autres – par exemple si je suis en train de rédiger un scénario de film (quel est le meilleur effet : que le ciel pleure avec les amants séparés, ou au contraire qu’un joyeux soleil montre l’indifférence du monde, accentuant par là même leur solitude ?) Certes, je puis par ailleurs définir la pluie par la mention de cet état de choses : de l’eau, le ciel, et leur rapport. Mais justement : c’est la pluie que je définirai alors, pas du tout le fait qu’il pleuve. Car la pluie aura été conçue et imaginée, alors que le fait qu’il pleuve, lui, donne lieu à une constatation. Il va de soi que cette distinction vaut dans tous les ordres, notamment idéaux : l’égalité des angles du triangle à deux droits est un état de choses, qu’il ne faut absolument pas confondre, en tant que tel, avec le fait que les angles dudit triangle soient égaux à deux droits !
Il est évident qu’entre le fait qu’il pleuve et l’état de choses constitué par de l’eau tombé du ciel, il n’y a pas de différence réelle : seulement une différence existentielle, puisque le premier terme vaut seulement comme détermination matérielle d’une idée que, par ailleurs – et c’est bien là toute notre question – le fait qu’il pleuve viendra éventuellement concrétiser. Tout fait est un état de choses, évidemment, mais l’inverse n’est pas vrai et c’est justement en cela que réside la difficulté dont on peut aussi bien dire qu’elle est celle de la spécificité de la constatation par rapport à toute autre forme d’aperception.
Pour nous, l’irréductibilité du fait à l’état de chose a une traduction concrète dont on peut donner indication en opposant le caractère plan de l’état de choses au caractère réflexivement abyssal du fait. C’est qu’un état de choses n’est pas son propre redoublement, parce que si vous dites que l’état de choses est un état de choses vous parlez en réalité d’un fait, c’est-à-dire justement de ce à quoi on entendait opposer l’état de choses. Celui-ci est en ce sens sa propre immédiateté, ne pouvant être réfléchi qu’à être constitué en fait de second degré. Mais le fait, lui, n’est de ce point de vue rien d’autre que sa propre infinité, puisqu'être un fait est encore un fait ou, si l’on préfère, puisque la factualité (le fait d’être un fait) est elle-même de nature factuelle ! C’est un fait que le fait est un fait, et ainsi de suite à l’infini. Notion abyssale, par conséquent, indéfiniment réflexive. Par contre l’eau en train de tomber du ciel, ne se redouble pas : c’est de l’eau en train de tomber, et voilà tout. Telle est, transposée en termes de structure, l’opposition de l’identité et de l’essence c’est-à-dire de l’impossibilité de ne pas se tenir au fait et de la nécessité de l’avoir toujours déjà dépassé.
Le fait n’est pas une sorte de chose et n’est même pas un état de choses. Un point de vue s’exerce sur le fait mais celui-ci ne survit pas à sa mise entre parenthèses, et l’état de choses en quoi il consiste n’est finalement que la détermination de l’idée, laquelle est très précisément ce que le fait se définit de récuser en premier. La notion qu’on a présentée comme la plus réaliste de toutes ne renvoie donc à rien, et c’est bien à le reconnaître qu’on peut commencer à poser la question du fait sans tomber dans les naïvetés d’un réalisme non critique. Car maintenant la question accède à sa véritable dimension qui est celle d’une critique du réalisme. Celle-ci passe par l’intelligence d’une notion qui soit celle d’une butée du subjectif au sens large et donc, au sens éminent, du savoir. Savoir ou pas, pour les faits, cela ne change rien. Et pourtant un savoir est une perspective et si vous le suspendez il ne reste rien dont il aurait été supposé être le savoir. La notion épuisée par son statut d’être la plus réaliste de toutes est donc celle d’une contradiction entre l’impossibilité que le savoir compte et l’impossibilité qu’il y ait jamais autre chose que le savoir. Et c’est à la résoudre qu’on mènera ce que nous venons d’appeler une critique du réalisme.
La question n’est donc pas celle de dénoncer l’illusion que serait la croyance aux faits. Outre son manque de dignité (le relativisme est l’idiosyncrasie des « derniers hommes » : ceux qui « clignent de l’œil » en signe qu’ils ne sont plus dupes de rien), la posture qui consiste à montrer que le donné est en réalité du construit et que le naturel est en réalité de l’historique méconnaît son propre statut, qui est de recouvrir l’illusion dénoncée par cela même qui est dénoncé comme illusoire (c’est un fait que le donné n’est que du construit, que le naturel n’est que de l’historique) – en un mot à mentir en toute sincérité. Donné ou construit, naturel ou historique : la question n’est pas là mais dans le droit qu’on a, d’une manière générale, d’affirmer et pas simplement de dire.
Car là est l’enjeu de l’interrogation sur le fait et donc, pour nous, le chemin de la critique du réalisme. Voici son indication dans sa plus grande clarté : on peut dire tout ce qu’on veut mais on ne peut pas affirmer n’importe quoi.
Trouver pourquoi, c’est non seulement avoir répondu avec exactitude à la question de savoir ce que c’est qu’un fait, mais c’est avoir assuré le réalisme du discours contre le ressentiment de ceux qui, tout contents de pouvoir dénoncer, « oublient » par là même que la question du réalisme n’est pas du tout celle d’un réel substantiellement donné et qui attendrait dans les limbes de la réalité d’être dévoilé par nos dispositifs de connaissance, mais uniquement celle d’une responsabilité. Car dire n’importe quoi, c’est être irresponsable.
La question du réalisme n’est donc pas celle d’une subsistance métaphysique à quoi il faudrait croire, mais uniquement celle de distinguer entre la responsabilité et l’irresponsabilité. Cela, on ne pouvait l’avancer qu’à la condition d’avoir commencé par écarter l’illusion métaphysique, précisément, celle qui consiste à ramener la question du réalisme à celle de la généralisation du modèle de la chose ou de l’état de choses.
[1] D’un point de vue généalogique, il ne serait pas absurde de faire équivaloir l’idée d’être réel et celle d’être offensant, ce qui ne l’est pas laissant la subjectivité à l’illusion qu’elle est sur soi sa propre autorité.
[2] Réflexive avant même de l’être, la conscience peut donc posséder la chose en réalisant sa structure et la sienne comme la même. Cela permet la connaissance, par opposition au savoir qui est au contraire l’entreprise de son évitement.
[3] Forcément : je ne puis voir cette lampe qu’à reconnaître en elle une lampe, autrement dit l’universel.
Qu’est-ce qu’un fait ? Introduction
Je vois ordinairement que les hommes, aux faits qu’on leur propose, s’amusent plus volontiers à en chercher la raison qu’à en chercher la vérité. Montaigne
Que ne dit-il le vrai sur le vrai ?
Lacan (un rêve)
On dit qu’ils sont têtus, puisqu’ils s’imposent de toute façon. A moins de se jeter dans une folie n’y changerait rien, il faut « faire avec » : en tenir compte, s’appuyer sur eux pour les dépasser ou au contraire s’y résigner – avérant par là même que la « factualité »[1] est catégorie ultime de nos choix théoriques ou pratiques, puisque sa contestation ne pourrait encore se faire qu’en son nom : ce serait un fait, disons métaphysique ou axiologique, qu’on ne doive pas en rester aux faits, qu’on doive les récuser ou même les dénier. Et s’il devait s’avérer qu’il ne peut pas y avoir de faits métaphysiques ou axiologiques (notamment moraux ou esthétiques) à cause d’un caractère constitutivement hypothétique ou « subjectif » qu’il faudrait reconnaître à ces domaines, alors il s’agirait encore d’un fait auquel nous serions donc ultimement tenus de rester.
Etant ainsi celle de la limite ultime des justifications, la notion du fait est la notion réaliste par excellence, le réalisme en quelque sorte devenu notion : pensez, croyez, espérez ce que vous voudrez que cela ne changera rien aux faits, qui sont de toute manière ce qu’ils sont. En ce sens la mention des faits est celle d’un repère premier à quoi il est plus ou moins rapidement nécessaire de revenir (que serait une théorie indifférente aux faits ?), voire à quoi il serait sage ou en tout cas prudent de se tenir, au moins dans le domaine de la connaissance (« Moi, je n’interprète pas : je m’en tiens aux faits »).
Et certes, il appartient à la réflexion qu’elle se signale à elle-même par un mot d’ordre qui soit celui du retour aux faits, puisque la reconnaissance des prestiges de la signification et des errances de la volonté n’a pas d’autre sens que de pointer qu’on s’en est éloigné, qu’on a en quelque sorte déliré. Ainsi la notion du fait se donne en même temps comme celle du critère de la théorie et de la pratique (on erre d’autant moins qu’on reste plus proche des faits) et comme l’indication toute matérielle de leur origine et de leur finalité : quelles que soient par ailleurs leurs diversités, la méthode est toujours de partir des faits et le but est toujours d’y arriver. C’est que la réflexion se veut réaliste, qui fait à chaque fois le départ entre le « subjectif » (nos préjugés, les illusions inhérentes à la conscience spontanée ou au processus de la connaissance…) et le factuel appréhendé comme ce qui résiste aux déconstructions qu’elle aura opérées. N’importe quel fait en est l’attestation, et c’est en quoi il est un fait : quelles que soient par exemple les configurations mentales attachées à l’histoire des « météores », et donc aussi les objets que la science du temps qu’il fait aura successivement constitués, c’est un fait qu’il pleut ce matin. Aussi est-ce pour la réflexion une nécessité de structure qu’elle mette en œuvre la plus réaliste des notions, qui n’est pas du tout celle du réel dont on peut n’avoir que l’idée (ce terme désignerait la limite extérieure de la connaissance) mais celle du fait (à la limite : le fait qu’il y ait le réel).
Que la question du fait soit celle du réalisme en tant qu’attitude de la pensée, on peut encore le dire en la considérant comme celle de l’originel en tant qu’objet de cette même pensée : y est en cause l’essentielle antériorité du fait à la conscience que nous en prenons. A l’origine, en somme, seraient les faits que nous nous aurions toujours déjà dénaturés par les nécessités de notre représentation et pour lesquels on aurait inventé une procédure, disons la science à titre de paradigme, pour en assurer le rétablissement. En quoi on ne parle pas d’un réel substantiel, naturel et premier dont la notion n’est de toute façon que celle d’une limite, mais bien de l’ordre des faits, indifféremment donnés ou construits (qu’il pleuve ce matin, que la somme des angles d’un triangle plan soit égale à deux droits, que je sois en train d’écrire en ce moment, etc.), en tant qu’il appartient constitutivement à la réflexion de l’avoir admis pour elle-même depuis toujours. Car la question du fait est aussi celle de la réflexion, puisqu’on ne réfléchit qu’à buter sur un fait et qu’à entreprendre d’y revenir. Structurellement inhérente à la secondarité qui définit la réflexion, la thèse de la positivité ou de l’originalité des faits se traduit donc très concrètement par celle de leur antériorité relativement à leur constatation ou, si l’on préfère, par celle de l’irréductibilité de la constatation à toute autre forme d’aperception : constater, c’est toujours apercevoir ce qui était déjà là et qu’on aurait donc pu continuer d’ignorer.
Par où l’on entre dans le paradoxe de notre notion que nous constituons en opposant l’idée de constater à celle de reconnaître, le fait s’opposant ainsi au droit et réciproquement. Alors qu’on reconnaît un droit, une légitimité (notamment d’une affirmation, en l’occurrence qu’il aurait plu pareillement si je ne m’en étais pas rendu compte), on constate un fait. La radicalité de l’opposition détermine chacun des deux termes puisqu’un droit bafoué ne cesse pas d’en être un et qu’il appartient au fait de n’être en rien concerné par la question de sa légitimité. Un droit n’est pas un fait pour la raison qu’il situe toute sa réalité dans la reconnaissance qu’on en opère : un droit que personne ne reconnaît n’en est tout simplement pas un. A contrario un fait que personne ne constate ne laisse pas pour autant d’en être un (Lavoisier ne fût-il jamais venu au monde que l’eau n’en serait pas moins depuis toujours composée d’oxygène et d’hydrogène) – non pas certes dans notre esprit mais dans sa notion. L’opposition est donc claire. Or elle est toujours déjà rendue problématique, d’abord par ceci que la question du droit ne se réduit aucunement à celle de la reconnaissance puisqu’une reconnaissance est une prise de responsabilité et qu’elle ne peut dès lors jamais être arbitraire c’est-à-dire irresponsable – ce qui serait le cas si elle pouvait se donner n’importe quoi pour objet. Aussi faut-il admettre que le droit qu’on reconnaît, c’est-à-dire relativement auquel il pourra être avéré qu’on se sera conduit de manière responsable et non pas irresponsable, que ce droit, donc, aura bien dû être constaté comme un droit c’est-à-dire comme un fait (« c’est un fait que c’est un droit »). Réciproquement, il appartient à la constatation du fait qu’elle soit en même temps la reconnaissance objective de l’indifférence de la réalité constatée à sa constatation (affirmer qu’il pleut, c’est dire qu’il en aurait été ainsi même si on ne s’en était pas rendu compte) – de sorte qu’il lui appartient tout aussi essentiellement d’être la reconnaissance de ce qui n’est précisément pas factuel (qu’il en aurait été tout de même ainsi dans l’hypothèse purement imaginaire de notre ignorance de ce fait). Mais c’est dans sa dimension subjective que le paradoxe est le plus flagrant : alors qu’on l’aurait imaginée elle-même factuelle et non pas juridique, il appartient à la constatation qu’elle soit toujours déjà faite de sa propre légitimité puisqu’il n’y a pas de différence entre constater et avoir raison de constater : si je constate qu’il pleut, c’est qu’il pleut.
La notion du fait, parce qu’elle est celle de ce que l’on constate et non pas celle de ce qu’on reconnaît (que je le reconnaisse ou pas n’y changera rien : il pleut !), est donc paradoxale en ce qu’elle sépare et oppose de manière expresse des notions que par ailleurs elle fait si bien jouer entre elles qu’elles finissent par échanger leurs places. Pour nous, cependant, elles continuent de s’opposer : personne ne songe à confondre le juridique et le factuel (par exemple la propriété et la possession, ou encore l’opinion autorisée par la compétence et l’opinion causée par des conditions d’existence) et par ailleurs tout le monde voit bien que c’est d’abord par son étrangeté radicale à la question de sa légitimité qu’un fait s’identifie comme tel (s’il est légitime, tant mieux ; s’il ne l’est pas, cela ne fait aucune différence). La question du fait est donc celle de cette structure à deux niveaux, dont on peut considérer que le second (reconnaître, c’est constater ; et constater, c’est reconnaître) constitue un coup de force à l’encontre du premier (le fait et le droit s’entendent chacun de tenir l’autre pour rien), dès lors qu’il lui appartient d’être radical et irréductible autrement dit non-dialectisable.
Et bien sûr la question du fait est de savoir de quel droit un tel coup de force peut s’opérer.
Car c’est bien de force qu’il s’agit, si le premier caractère des faits est d’être « têtus » quand nous voudrions parfois si fort qu’ils soient autres qu’ils ne sont, et s’ils nous contraignent à une reconnaissance dont la notion est pourtant celle d’une décision librement assumée, puisque reconnaître consiste à prendre sur soi qu’il en soit ainsi.
Mais cette question multiparadoxale du droit dont relève le coup de force toujours déjà opéré à l’encontre de l’antagonisme notionnel du fait et du droit, se trouve redoublée d’une autre que l’indication de l’irréductibilité du fait implique pour la réflexion.
On parle de fait, venons-nous de rappeler, quand on sous-entend qu’il n’en aurait pas été autrement si nous avions tout ignoré. Pensant ainsi, on met d’un même mouvement en corrélation et en exclusivité les deux notions du fait et du savoir : un fait, c’est quelque chose dont on a le savoir au sens où il n’y a aucune différence d’objet entre « c’est un fait qu’il pleut » et « je sais qu’il pleut » ; et c’est en même temps quelque chose dont on aurait pu tout aussi bien ne pas posséder le savoir, au sens où il n’y a aucune différence d’objet entre « c’est un fait qu’il pleut » et « je pourrais tout aussi bien ignorer qu’il pleut ». A la si étonnante réciprocité du fait et du droit, il faut donc que nous en articulions une autre : celle du fait et du savoir. Tel est bien le cas, en effet, puisque l’indication du fait dans son irréductibilité (dans sa factualité : le fait d’être un fait) peut s’opérer indistinctement en disant que le droit ne compte pas (le fait peut être légitime, mais s’il ne l’est pas c’est pareil) ou en disant que le savoir ne compte pas (qu’on sache ou pas, cela ne change rien).
L’indication est donc évidente : on dira ce que c’est exactement qu’un fait quand on aura compris comment sa notion et celle du droit, puis sa notion est celle du savoir sont en même temps la même et une autre – elles dont le propre est à chaque fois qu’il soit impossible de les réduire.
En tout ce qu’on vient de dire, il ne s’agit que d’une seule chose : expliciter la notion du fait non pas dans sa signification propre, qui reste à explorer, mais dans son caractère d’interpellation, d’adresse, de mise au pied du mur. Car ce nouage du fait, du droit et du savoir est la façon dont la notion se présente à la réflexion comme son affaire, charge ensuite à elle d’en faire quelque chose qui puisse valoir de manière commune : un problème qu’on aura résolu. Aussi la notion du fait constitue-t-elle pour nous une énigme, si l’on nomme ainsi, outre l’interpellation (la « mise au pied du mur »), que le non-sens soit en même temps le comble du sens. Et certes, quand on a dit « c’est un fait », on a tout dit puisqu’un surcroît de discours ne changerait rien – et en même temps on n’a rien dit puisque tout reste à expliquer. Tout est en somme donné alors même qu’on ne comprend rien. Telle est l’énigme, par opposition au problème ou au mystère, qui ont en commun d’en appeler au savoir pour dire dans un cas qu’il est manquant ou dans l’autre qu’il est impossible. L’énigme, elle, n’est pas le manque d’un savoir : qu’il manque ou qu’il ne manque pas, en ce qui la concerne, c’est la même chose – comme on le conçoit à propos de la pluie de ce matin, qui n’est pas moins un fait pour l’ingénieur de la météo qui en a établi la nécessité que pour celui qui s’est laissé surprendre en pleine rue sans imperméable ni parapluie. Non : une énigme c’est le manque d’un mot – le mot de l’énigme, précisément, qu’il ne faut donc pas confondre avec la solution du problème ni avec la clé du mystère[2].
Au philosophe qu’on se représente être l’homme des « grandes » questions (ici : « qu’est-ce qu’un fait ? »), il appartient en réalité de donner le mot des énigmes – en quoi c’est plutôt sous le patronage d’Œdipe que de Socrate qu’il travaille. On appelle philosophie la construction cette donation en tant qu’elle se fait de manière réflexive, c’est-à-dire par la conversion des énigmes en problèmes[3]. Ici, le problème est de comprendre ce qui cause le savoir à être en même temps tout et rien, ce qui cause le fait à être reconnu et le droit à être constaté. Si l’énigme du fait en est bien une, alors le mot dont elle est le manque est le nom de cette cause.
[1] Convenons d’utiliser « factualité » pour désigner le statut de fait ou le fait, pour un fait, qu’il soit un fait – sur le modèle de l’ « actualité » de l’actuel ou de l’« étantité » de l’étant (le fait d’être un étant, par opposition au fait d’être en général). Le terme de facticité a pourtant de bons états de service, notamment phénoménologiques. Mais ils nécessitent qu’on l’écarte : facticité a pour sens de s’opposer à transcendance ou, plus banalement, de renvoyer à l’état quand on oppose celui-ci à l’acte. Or un état aussi bien qu’un acte constituent eux-mêmes des faits, exactement comme une facticité et une transcendance : c’est un fait que la neige est blanche, et c’est un autre fait que je suis en train d’écrire cette phrase, exactement comme mes habitudes de vie, mon âge et mon état de santé constituent un fait global (facticité) qui rendra plus ou moins difficilement réalisable le projet que je puis avoir en fait de devenir champion sportif (transcendance). Par l’évidence de sa formation « factualité » évitera donc nombre de malentendus, tout en restant réflexivement opposable à ce qui relève en fait de l’idée ou de l’hypothèse.
[2] A chaque fois qu’on a affaire à une énigme, on a affaire au manque d’un certain mot – la nécessité étant alors de ne pas se dérober devant ce manque qui est le lieu de la pensée, et devant les responsabilités qu’il implique, par opposition à ce qu’il en est de la question et du problème envers lesquels, pourvu qu’on ait payé le prix en termes de savoir ou de retour à la normalité, on peut être quitte. On n’est jamais quitte envers les énigmes – même (et surtout !) si on les a résolues.
[3] La réalité de la philosophie n’est rien d’autre que cette conversion, dont on peut donner autant d’exemples qu’il y a de questions proprement philosophiques autrement dit d’énigmes. Prenons-en une au hasard : qu’il y ait du vrai à propos des choses du monde. Qu’est-ce qu’elle devient, sous la plume d’un philosophe ? Voici la réponse, sous la forme d’un énoncé de problème : comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ? Dans l’esprit de Kant sinon dans le nôtre, le terme d’ « a priori » occupait la place du mot manquant, telle qu’elle s’était dessinée après sa lecture de Hume.
On dit qu’ils sont têtus pour signifier que, agréables ou pénibles, favorables ou désespérants, simples ou complexes, évidents ou énigmatiques, les faits s’imposent. On n’y peut rien : il faut en tenir compte, « faire avec » comme on dit. La notion du fait est en ce sens la notion réaliste par excellence, celle de l’irréductibilité du réel à quelque forme de subjectivité que ce soit, et d’abord au savoir. On peut ignorer que la tour Eiffel se trouve à Paris ou ne pas comprendre que la sommes des angles d’un triangle est égale à deux droits, que cela n’en constitue pas moins des faits, irrécusables et incontestables. « Pensez, croyez, déduisez ce que vous voulez, que cela ne changera rien : les faits sont là ! ».
Or la plus réaliste des notions est en même temps la plus énigmatique : ce qui est irréductible à tout, et d’abord à nous, est en même temps cela dont notre affaire aura depuis toujours été de prendre acte, parce que le propre des faits est de déterminer l’autorité sur nous et pas simplement la réalité hors de nous. C’est que la simple réalité des choses, par définition neutre et indifférente, devient obligatoire dès qu’on y reconnaît un fait, tant au niveau du dire et du penser qu’à celui de l’agir : le fait qu'il pleuve ce matin m’interdit de considérer qu'il fait beau et m’oblige à reconnaître la justesse des prévisions météorologiques entendues la veille à la radio. De quelle nature est cette interdiction ? Pour répondre, il suffit d’envisager l’éventualité de sa transgression : si je pensais qu'il fait beau alors qu'il pleut, je me tromperais ; si je n’admettais pas la justesse des prévisions entendues hier, je mentirais. Tel est donc le paradoxe de la question du fait : qu'elle n’ait pas pour envers celle de l’irréalité, comme on l’imagine en identifiant naïvement le factuel au réel, mais celle de la fausseté !
Les fait n’ont aucun besoin de notre autorisation pour être ce qu’ils sont, même pas une autorisation transcendantale (portant sur la possibilité a priori de ce dont nous pouvons avoir l’expérience), si le transcendantal lui-même est un fait. Nous, par contre, avons besoin qu’ils nous autorisent à dire penser ou faire ceci plutôt que cela, toujours pris que nous sommes dans une réflexion qui donne la forme de l’interdit à leur prise en compte : « 2 + 3 = 6 » voilà ce qu'on n’a pas le droit de poser, l’égalité de la somme de 2 et de 3 à 5 étant un fait. La notion du fait s’oppose donc à celle du droit mais c’est dans les premières catégories subjectives du droit, l’autorisation et l’interdiction, qu'elle est réfléchie.
On répondra à cette idée d’autorisation et d’interdiction qu'on peut toujours choisir d’ignorer certains faits ou d’y être indifférent, quitte à en payer le prix. Certes. Mais on ne le fera jamais qu’en référence à d’autres qui seront au moins supposés et dont on tiendra le droit, ou parfois même l’obligation, de le faire (par exemple : c’est un fait que nous sommes fragiles et qu'on se protège peut-être mieux en se mentant et en niant l’évidence qu’en étant honnête avec soi-même). De sorte que la factualité des choses qui devrait avoir pour envers l’indication d’une innocence radicale (est-ce ma faute, à moi, s’il pleut ce matin ou si la somme des angles d’un triangle est égale à deux droits ?) se retrouve paradoxalement causer une responsabilité indéfiniment redoublée, puisque son paradoxe est qu’elle porte sur la responsabilité elle-même. Est-ce qu’en effet ignorer les faits (ou les faits qui autorisent à ignorer les faits) ne revient pas à se conduire de manière irresponsable, et donc à prendre la responsabilité de mépriser la responsabilité, laquelle était aussi bien celle qu'on avait de maintenir la responsabilité ? Ainsi le fait comme fait se dit en même temps dans un langage qui est celui de la pure innocence quand je dis qu’il pleut après que j’aie regardé par la fenêtre, et dans le langage de la responsabilité quand je réalise que je ne peux tout de même pas dire qu’il fait beau alors qu’il pleut ! Et pourquoi ne le puis-je pas, subjectivement parlant ? Pour la raison suivante : ce serait parler de manière irresponsable. Or cela, je ne le veux pas. Mais pourquoi, demandera-t-on encore ? Voici la réponse que je donnerai enfin : pour la raison que j’ai la responsabilité d’être un sujet responsable (par exemple un adulte et non pas un enfant) et que cela consiste notamment à ne pas méconnaître l’autorité des faits.
L’énigme du fait tient donc à cette contradiction, au moins apparente, que l’autre absolu de notre subjectivité et même de notre existence (qu'on pense ou pas, qu'on soit ou pas, pour le fait, c’est pareil), soit en même temps la raison d’une responsabilité dont nous découvrons ainsi qu'elle est toujours plus radicale qu'elle-même – puisqu’on ne peut jamais la récuser, à quelque niveau que ce soit, qu’au nom d’une responsabilité encore plus originelle ! La platitude et l’inertie du fait que nous imaginions stupidement donné (« Les faits sont têtus !») a donc pour envers ce qu'il faut dès lors appeler l’abîme de la responsabilité (« Alors tiens-en compte ! ou alors assume la responsabilité de ne pas en tenir compte, sinon tu devras assumer la responsabilité de ne pas l’avoir fait ! »). A l’immédiateté d’une donation dont les éventuelles justifications ne comptent pas correspond donc l’indéfinie réitération d’une responsabilité qu'on ne peut jamais dire de dernière instance – infinie en ce sens.
Car la responsabilité n’est pas une nature métaphysique, une disposition magico-divine qui nous différencierait du reste de la nature et plus particulièrement des vivants non humains : c’est un effet. L’effet de quoi, demandera-t-on ? La réponse est facile à donner : l’effet de l’autorité considérée en tant que telle c’est-à-dire dans son irréductibilité aussi bien à la puissance qu’au pouvoir. Posez une autorité, n’importe laquelle, et vous aurez par là même produit des responsabilités. L’autorité du système éducatif, par exemple, c’est la responsabilité du professeur de préparer des cours et de corriger des copies, celle des étudiants d’être assidus, etc. Reconnaissez des responsabilités et par là même vous aurez désigné des autorités, même si une claire identification n’en est pas toujours aisée (il y a des autorités diffuses) ou si elles sont un peu difficiles à conceptualiser (de quelle nature est l’autorité de la logique ? de la grammaire ? d’une tradition ?)
Parce qu'elle est celle d’une responsabilité dont on découvre qu'elle est littéralement infinie (elle porte sur la responsabilité, puis sur la responsabilité d’être responsable et ainsi de suite), la question du fait est dès lors celle d’une autorité qui doit elle aussi être infinie : impossible qu’arrive un dernier niveau auquel on puisse se tenir, un dernier fait stupide et inerte qui serait donc celui de l’autorité (« c’est un fait que l’autorité ne se réduit ni au pouvoir ni à la puissance, que plus généralement le droit ne se réduit pas au fait, comme c’est un autre fait qu'il pleut ce matin ») – parce que ce soi-disant dernier fait, comme tel, ferait encore autorité : on aurait le devoir de le reconnaître (ou le devoir de reconnaître les faits, réels ou idéaux, qui autoriseraient à ne pas le faire).
Le fait s’impose massivement, sans raison – ou avec des raisons qui ne comptent pas. En même temps il ne le fait que par autorité et selon cet effet de l’autorité qu'on appelle la responsabilité. Impossible, en ce sens, de dire du fait qu'on se contente de constater les faits comme on constaterait la présence de pierres dans les lentilles : cela pourrait certes valoir pour la première dimension qui se trouve impliquée dans sa notion (une donation finie, indifférente à toute justification) mais en tout cas pas pour la seconde qui est celle de causer la responsabilité puisqu’une autorité en soi n’est absolument rien. Qu'on veuille en effet la considérer d’une manière positive et selon une consistance quelconque, et l’on ne parlera pas d’une autorité mais seulement d’une puissance ou d’un pouvoir – dont les notions sont très précisément ce à l’encontre de quoi celle de l’autorité se donne à penser.
Les faits, parce qu’ils ne s’entendent qu'à faire autorité (on doit en tenir compte ou tenir compte de ceux qui autorisent à ne pas en tenir compte), on ne les constate pas : on les reconnaît. Ce sont les états de choses que l’on constate.
Par où l’on découvre que la notion de fait s’oppose à celle de l’état de choses, et que les confondre revient tout simplement à supprimer ou à dénier le problème qu'elle pose – ce problème dont on vient de découvrir qu'il était celui de la responsabilité d’être responsable comme causée par une donation qui soit, elle, toujours concrète et finie.
On identifie généralement le fait à l’objet spécifique de la constatation parce qu'on s’en tient à une première opposition du fait et du droit comme modalités (on constate le fait et on reconnaît le droit, par exemple la possession opposée à la propriété). C’est négliger l’essentiel, ici, qui est la distinction qu'il convient d’opérer entre ces occurrences qu'on appelle des faits et celles qu’on appelle des états de choses.
Du fait à l’état de choses, la distinction est la même que de la reconnaissance à la constatation. Celle-ci a pour limite la stupidité d’un regard qui en reste à ce qu'il a devant lui, quand celle-là est la mise en œuvre d’une responsabilité dont il revient au même de dire qu'elle porte sur une autorité (celle des faits, précisément) ou qu'elle porte sur elle-même (puisque l’autorité n’a de réalité qu’à causer la responsabilité) – s’avérant par là même infinie, ainsi qu'on vient de le dire. Reconnaître un fait, par exemple ceux qu'on vient de citer, c’est donc prendre sur soi qu'il en soit ainsi et prendre sur soi qu’on soit responsable qu’il en soit ainsi. Constater un état de choses, c’est au contraire marquer qu'on n’y est pour rien. Pas d’état de choses dont on ne soit innocent, même quand on l’a par ailleurs causé (on attribue des effets à une cause, on ne les lui impute pas) ; pas de fait dont on ne soit responsable, même quand il a lieu à des distances inimaginables (considérer comme un fait qu'il y a des tempêtes dans l’atmosphère de Jupiter, c’est prendre sur soi qu'il y en ait).
On s’étonnera de cette identification. Car enfin, on veut bien être responsable de ce qu'on dit ou de ce qu'on fait, à la rigueur de ce qu'on pense (encore que les idées doivent nous venir autrement dit qu'il soit absurde de vouloir penser) ; mais comment le serait-on de ce que soit ce qui est ? Qu'il pleuve ce matin ou que la somme de 2 et de 3 soit égale à 5, on ne voit vraiment pas à qui, ni surtout comment, on pourrait l’imputer ! En effet, on ne le pourrait pas, si l’on mentionne ainsi des états de choses (ici réel et idéel). Mais si c’est de faits qu’on parle, il en irait tout autrement ! Qu'on en juge : est-ce qu’on n’acquiescerait pas à tout discours qui les mentionnerait ? Bien sûr que si ! Or acquiescer, n’est-ce pas donner son accord et marquer ainsi une prise de responsabilité personnelle ? De ce qui aurait été mentionné par un discours dont on admettrait ainsi la vérité, on prendrait donc la responsabilité d’être sujet…
Le fait et l’état de choses ne diffèrent donc pas, puisqu’ils ont la même réalité – un élément différentiel entre eux ne pouvant par définition constituer qu’un nouvel état de choses. Exemple d’état de choses : de l’eau tombant du ciel. Exemple de fait : qu'il pleuve. Par contre ils se distinguent : c’est de faire autorité (et donc de rendre responsable) qu'un fait n’est pas un simple état de choses. Ainsi le fait qu'il pleuve m’interdit d’annoncer qu'il fait beau, me mettant par là même au pied de mon propre mur c’est-à-dire de ma responsabilité d’assumer (ou pas) ma responsabilité de sujet parlant. Cela me force aussi à prendre la responsabilité de ma tenue vestimentaire (imperméable, parapluie, simple costume de ville mais qui sera mouillé, etc.). De l’eau tombant du ciel, cela ne s’entend ni comme interdiction, ni comme autorisation, ni comme obligation (les instances de la responsabilité) pour personne.
Nous découvrons ainsi la formule de l’incidence du fait en tant que fait, dont tout le paradoxe est qu'elle soit subjective, puisque c’est d’être l’affaire (ce qui le met au pied de son propre mur) et non pas simplement l’objet d’un sujet qu'il se distingue d’un état de choses. La voici : on peut croire, penser et dire tout ce qu’on veut, mais on ne peut pas affirmer n’importe quoi.
La notion est mise en place quand nous concluons 1) que la factualité de l’objet (nul n’y peut rien : qu'il y ait des tempêtes sur Jupiter est un fait) ne fait qu'un avec la responsabilité d’être responsable (et d’être responsable d’être responsable, etc.) qui définit le sujet, parce que l’autorité est constitutive du fait est sa distinction d’avec l’état de choses ; 2) qu’il faut définir l’autorité comme la cause de la responsabilité ; et 3) que ce nouage a un lieu très particulier que nous avons donc la responsabilité de prendre en compte : celui qui est balisé quand on oppose ce qui est dit (l’état de choses) et de ce qui est affirmé (le fait), et qui est donc la représentation.
Nous rassemblons ces acquis en revenant sur l’indication qui nous a été donnée presque tout de suite, à savoir que la question du fait avait un envers qui n’était pas celle de la réalité mais celle de la vérité. Et certes, l’état de choses indifférent dont on a pour responsabilité de prendre la responsabilité, tout le monde sait que c’est le vrai, la vérité ne pouvant se représenter que comme l’affirmation de quelque chose à propos d’autre chose. Le fait, c’est donc le vrai tel que la représentation le donne (forcément de manière non représentative) à penser.
Dire ce que c’est qu’un fait, ce n’est donc pas définir et caractériser le vrai lui-même avec l’autorité et les effets de responsabilité qui sont forcément les siens, mais c’est définir et caractériser cela que nous nous représentons nécessairement comme vrai, avec les effets d’autorité et de responsabilité eux-mêmes représentatifs qui sont forcément les siens. Le fait relève donc de la proposition, puisque c’est par elle que la vérité se représente. L’ancrage de notre questionnement dans une distinction qui soit celle de dire tout ce qu’on veut et de ne pas affirmer n’importe quoi enferme ainsi l’enquête dans une limite qui est celle de la représentation, au sens où ce n’est pas la cause du sujet que nous sommes sans le savoir qui sera interrogée (cause qu’on appellerait donc le vrai lui-même) mais uniquement la cause du sujet que nous nous représentons être : celui qui prend acte de ce que X soit Y et qui par là s’assume lui-même comme responsable.
Penser le fait, c’est donc penser l’autorité qui produit malgré nous une responsabilité que nous nous représentons être la nôtre. Autrement dit c’est répondre à la question de la vérité non pas là où elle se pose, à savoir dans une responsabilité qui n’aura été la nôtre que parce qu’elle nous aura toujours été étrangère, mais au contraire là où nous nous représentons nécessairement qu’elle le fait : dans ce qui s’impose contre toute particularité « subjective » mais en quoi nous avons à reconnaître notre « affaire » - celle d’être responsable c’est-à-dire sujet.