Par Jean-Pierre Lalloz
Ce dialogue a pour objet la vérité telle qu’elle se trouve problématisée par la pensée métaphysique – dont Platon est sinon le fondateur du moins l’installateur dans l’histoire humaine. Elle est considérée dans sa condition objective et dans sa condition subjective, la question de la justice assurant l’unité de cette dualité.
La vérité est identifiée à l’accomplissement de la représentation : j’appellera vrai ce que je me représente, dès lors que ma représentation en sera vraiment une. Cela signifie d’abord qu’elle doit être représentation de quelque chose et non pas de rien, comme ce qui serait le cas si elle se mettait à valoir pour elle-même, intransitivement. Cela signifie ensuite qu’elle doit rester la même dans la diversité de ses objets. Qu’il n’en soit pas ainsi et je me trouverai immanquablement condamné à me renier moi-même, pensant ce que je ne pourrais pas se représenter penser, et voulant ce que je ne pourrais pas me représenter vouloir.
Première partie : Gorgias
Pour Gorgias la rhétorique est la science des discours ayant pour fin la persuasion à propos de ce qu’il est juste ou injuste de penser ou de faire. On comprend que c’est une activité de tromperie : la question est seulement d’avoir l’air d’avoir raison, afin de l’emporter même contre les spécialistes quand on s’adresse au peuple ou aux responsables politiques – de qui viennent les biens.
Si Socrate ne nie pas qu’on puisse tromper une assemblée et l’emporter sur la vraie compétence, il pointe une limite rédhibitoire qui fait apparaître l’inconsistance de la rhétorique : elle suppose le savoir du juste, puisqu’il s’agit d’en construire l’apparence ; or il n’est pas possible que celui qui a le savoir du juste ne soit pas par là même un homme juste ; de sorte que l’idée d’un savoir purement instrumental à propos du juste et de l’injuste s’abolit d’elle-même.
L’argument paraîtra absurde au lecteur : n’est-ce pas identifier le savoir du juste à la vertu d’être juste ? Outre qu’il faudrait que la vertu fût une sorte de réflexion, il faudrait nier cette évidence qu’on peut connaître le bien tout en faisant le mal. Or cette absurdité disparaît quand on aperçoit qu’il ne faut pas confondre le savoir qui est instituteur du sujet (par exemple être médecin) et la connaissance qui lui reste extérieure (par exemple avoir des connaissances médicales) : s’il va de soi que la connaissance de ce qui est juste n’empêche aucunement d’être injuste, avoir la justice comme détermination de son existence subjective (comme le savoir du corps l’est pour le médecin) revient à être juste.
En fait, Socrate utilise cette distinction mais sans l’expliciter – ce qui constitue incontestablement une malhonnêteté, puisque chacun de ses termes est invoqué contre Gorgias quand il paraît se référer à l’autre. Celui-ci finit donc par s’embrouiller et par ne plus savoir s’il se réfère à quelque chose (il lui faut bien connaître le juste, puisqu’il fait profession d’en construire l’apparence) ou à rien (construire l’apparence du juste montre qu’on est injuste, donc qu’on n’a aucun savoir du juste).
La question prend ainsi une portée plus générale, qui est de savoir si l’on parle de quelque chose ou si l’on parle de rien, la rhétorique se trouvant condamnée au nom de cette seconde éventualité.
Rien n’est plus important pour l’homme, dit Socrate, que ces questions, qu’on peut ramener à celle-ci : de quoi parlons-nous, en fin de compte ? De quelque chose, par exemple le juste sur quoi on devrait donc pouvoir s’accorder, ou de rien, auquel cas il n’y aura ni accord avec les autres ni accord avec soi-même, ni rien de sensé dans les vies humaines ?
L’enjeu est effectivement essentiel, et ce sera celui de toute l’histoire de la métaphysique jusqu’à Heidegger inclus : il faut qu’il y ait naturellement du vrai pour qu’il ne soit pas possible de dire – ni donc aussi de faire – n’importe quoi.
Deuxième partie : Polos
Socrate considère ainsi que la rhétorique, ne visant expressément que l’apparence du juste, est seulement un savoir-faire destiné à flatter, et qui reste étranger à la vérité des choses. Elle est donc analogue à la cuisine qui flatte le palais mais reste étrangère à la question de ce qui est réellement bon pour le corps (affaire de la médecine), et analogue à la cosmétique qui donne artificiellement belle apparence mais reste étrangère à la beauté réelle du corps (affaire de la gymnastique). A ces comparaisons très claires liées au corps, il en ajoute deux qui sont liées à l’âme et qui semblent très obscures : la rhétorique, qui s’est mensongèrement glissée sous la justice, est analogue à la sophistique, mensongèrement glissée sous la législation.
On lèvera cette difficulté par les réflexions suivantes.
L’âme n’est pas entendue au sens trivial qu’impliqueraient des croyances métaphysiques ou religieuses à propos d’on ne sait quelle immortalité, car alors on ne pourrait pas comprendre que les arts qui s’y rapportent soient la législation et la justice. L’âme dont il est question ici est notre capacité de représentation, qu’on peut également définir comme notre rapport (normativement) sensé au sens.
En effet : la législation fixe les critères de ce qu’on peut représenter et de ce qu’on ne peut pas. Tout le monde le sait : il faut se cacher pour enfreindre la loi, et l’action légale fait apparaître au grand jour son auteur comme un citoyen en qui les autres peuvent se reconnaître et qu’ils peuvent prendre pour modèle.
En tant que nous sommes des êtres de la cité et non des êtres naturels comme les bêtes sauvages ou surnaturels comme les dieux, la législation fixe absolument les conditions du sens. Le sens est originellement politique, puisqu’il se confond avec la représentabilité et que celle-ci conditionne l’apparaître pour soi et pour les autres de ce qu’on fait et de ce qu’on pense. Corrélativement, si la fixation des conditions de la représentation n’était pas absolue, cela signifierait qu’il y aurait des aspects de l’homme qui ne seraient pas « politiques » c’est-à-dire liés au sens. L’âme est ainsi la capacité « politique » de l’être humain : elle consiste à être sensé, à se représenter les choses, et à pouvoir les représenter. La science qui fait cela apparaît alors comme une dimension essentielle de l’existence humaine, pour ne pas dire son paradigme. Parce que le sens est toujours « politique » (c’est-à-dire en fait inséparable du langage), il n’y a pas à distinguer ce qui est bien de ce qui est juste.
La question de l’éducation sera donc centrale chez Platon. Pour lui même la vertu en relève puisque, étant le savoir du bien, elle doit forcément s’enseigner (ce qui ne sera donc pas simplement en transmettre la connaissance). Cet enseignement est la tâche du législateur (Rousseau reprendra cette idée) et la vocation des lois est de former de bons citoyens dont la notion, du point de vue de l’âme, est indiscernable de celle d’hommes accomplis. Réciproquement la vertu des citoyens constituera le critère permettant d’apprécier les lois, les constitutions et même les politiques au sens moderne du mot.
On comprend alors que la vertu propre de l’âme soit la justice. Qu’est-ce que la justice, en effet ? Ceci et rien d’autre : la conformité des choses humaines à notre capacité de nous les représenter. La vertu de justice sera par conséquent celle d’agir de manière représentable, ou celle de restaurer la « représentabilité » des réalités sur lesquelles on peut agir quand elle a été mise à mal. On le voit bien en prenant des exemples. L’innocent condamné et le coupable impuni sont des objets qui provoquent du déséquilibre et donc du déplaisir dans notre capacité représentative. Si le premier est dédommagé et le second châtié, l’équilibre est rétabli et le plaisir de représentation ce que cela provoque est le sentiment de la justice (ce plaisir n’en est pas la conséquence : il est ce sentiment même). Le moi était en souffrance à cause d’objets sans équilibre (innocence jointe au malheur ; culpabilité jointe au bonheur), la justice est la réparation de cette souffrance. Elle a donc quelque chose de médical. Le problème de la punition et son analogie avec le traitement médical répond à cette nécessité : quand une punition suit une culpabilité, l’équilibre est rétabli. Or cet équilibre est la justice, qui est la vertu et donc la nature normative de l’âme. Quand on a mal agi, il est dès lors nécessaire de chercher la punition afin de cesser d’avoir la contradiction avec soi pour existence, laquelle est le pire de tous les maux puisqu’elle touche l’existence elle-même, le simple fait d’être sujet pour tout ce qu’on peut penser et pour tout ce qu’on peut vouloir. Le mal que nous fait le juge en nous punissant est donc analogue à la cautérisation pratiquée par le médecin : un mal rétablit la santé. Si la justice est la vertu propre de l’âme, alors le mal qu’on aura subi en sera la restauration.
Ainsi la rhétorique ne peut pas servir à emporter injustement les suffrages ou à se procurer des avantages indus : ce serait vouloir son propre malheur. Elle n’a qu’une utilité possible : convaincre le juge de nous punir si l’on a mal agi, afin de retrouver le bonheur d’être sujet, c’est-à-dire l’harmonie entre soi comme représentable et soi comme fait de sa propre capacité représentative. Telle est en effet la définition une du bonheur, de la vertu et de la justice.
Qu’est-ce donc finalement que la rhétorique ? Ceci : le savoir-faire dont l’objet est de manipuler la capacité représentative. La question étant celle du juste, il s’agira de produire le sentiment d’équilibre qu’on vient de dire par des moyens qui ne soient pas le représenté lui-même dans son caractère représentable (par exemple le bonheur lié à la vertu, la souffrance liée à la culpabilité) mais par des moyens qui ne concernent que la représentation (par exemple une image frappante sera mise en balance avec une phrase très longue ou au contraire très courte, selon qu’on voudra produire de l’équilibre ou du déséquilibre). Au lieu que la représentation de ceux qui écoutent soit mobilisée par le sens des choses et donc, réflexivement, par la science ou par l’expérience qui témoignent de leur logique ou de leur réalité, elle sera ainsi traitée pour elle-même, à vide. Ainsi, sans qu’on s’en rende compte, la représentation sera toujours présente mais elle ne sera plus représentation de rien. Et pour échapper à pareille éventualité dont Gorgias lui présente expressément l’éventualité, Socrate est prêt à faire flèche de tout bois, même à être malhonnête dans sa façon de discuter.
Maintenant la sophistique, et sa différence avec la rhétorique.
On pouvait croire qu’elle se confondait avec la rhétorique : un art oratoire servant à l’emporter en toutes circonstances devant l’Assemblée. Socrate souligne d’ailleurs la probabilité de cette confusion. Grâce à ce qu’on vient d’apprendre on voit qu’il s’agit de tout autre chose : sa question n’est pas celle de figurer le juste en manipulant la capacité représentative des auditeurs mais, parce qu’elle concerne la législation et non plus la justice, de produire du semblant à propos des critères de la représentabilité que l’équilibre dont on vient de parler met en œuvre spontanément. Le sophiste ne s’attaque absolument pas à la justice : il admet parfaitement la définition que nous avons proposée, à savoir que toute la question est d’équilibrer entre les représentations, par exemple entre la vertu ou le vice d’un homme et son bonheur ou son malheur. Non : ce qu’il subvertit, c’est le critère même de reconnaissance qu’on met en œuvre dans chacun des moments de l’équilibre ou du déséquilibre. Par exemple, et c’est la thèse du sophiste Calliclès, il expliquera que la vertu consiste à mener une vie qui ne soit faite que de jouissance, alors que tout le monde croit ou veut croire qu’elle est d’abord faite de retenue et de soumission à la loi. Il expliquera qu’elle consiste à être fort alors que tout le monde prétend qu’elle consiste à être mesuré, etc. Sur la justice, il s’oppose donc au rhétoricien, car il entend, lui, que le jugement puisse librement s’exercer, et refuse qu’il soit manipulé comme eux font profession de savoir le faire : il faut que la conclusion qu’on tirera et les décisions d’attribution et de reconnaissance qu’on prendra soient réellement justes et ne procèdent que de ce qui aura été établi (par exemple de ceci que la vertu consiste à jouir de tout et de tous et non pas à suivre la loi de la cité).
La difficulté est donc levée. Il y a analogie, c’est-à-dire identité de rapports, et elle se présente bien comme Socrate l’annonce : rhétorique / justice = cuisine / médecine = cosmétique / gymnastique = sophistique / législation.
A partir de ce point, la suite des arguments donnés à Polos devient parfaitement claire. Si l’on ignore ce que nous venons d’exposer, il est impossible de ne pas partager l’avis de ce dernier qui pense que Socrate est fou de dire qu’il vaut mieux subir l’injustice que la commettre (même si tout le monde accorde que c’est moins laid), et être victime des pires traitements plutôt qu’être un tyran tout puissant.
L’âme étant définie comme la capacité représentative, faire autre chose que ce qui est juste est en contradiction avec la volonté : on peut évidemment faire le mal, mais on ne peut pas (se) représenter faire le mal, ni donc le vouloir. Celui qui fait le mal ne fait donc pas ce qu’il veut si sa capacité d’être sujet et sa capacité représentative sont la même chose : il ne fait rien qu’il puisse représenter qu’il fait, et se met donc en contradiction avec lui-même, comme sujet de la représentation. D’où cette conclusion qu’il vaut mieux subir l’injustice que la commettre, car il n’est pas possible de se représenter qu’on est le sujet d’actions injustes mais il est très possible de se représenter qu’on en est l’objet : ici, on n’a pas à s’éprouver comme monstrueux pour soi-même, alors que là c’est inévitable. Pour la même raison, il est impossible d’être heureux en pratiquant l’injustice : on s’y met en contradiction avec soi. Si donc on identifie le sujet à sa capacité représentative, il faut accorder à Socrate qu’il n’y a pas plus grand mal à subir que d’être injuste, parce que c’est se donner pour être la contradiction avec soi. Celui qui est injuste ne peut se regarder en face, même s’il est satisfait de son agir, et doit donc continuellement se fuir lui-même, n’ayant plus pour existence que le malheur de son âme, dont la nature consiste à se représenter elle-même en même temps qu’à se représenter ses objets.
L’argument sous-entendu par tout ce qu’on vient de dire est que le mal ne fait qu’un avec l’impossibilité à la représentation. De fait : on peut toujours commettre une mauvaise action, mais on ne peut pas se représenter, même secrètement, en être le sujet : il faut toujours se donner des excuses, on ne peut en parler qu’à se dédouaner sur autre chose (par exemple le fraudeur vous expliquera que la loi fiscale est injuste et puis, de toute façon, les autres fraudent encore plus que lui). Récusant la représentation, les mauvaise actions font forcément laides, puisqu’est beau cela qui satisfait pleinement la représentation qu’on s’en fait (d’où l’idée du plaisir et de l’utilité comme éléments de la beauté : ce sont des convenances subjectives). La laideur contredit la représentation, au sens où l’on est en souffrance, du point de vue de notre capacité représentative, quand on doit se représenter des choses qui semblent n’obéir à aucune loi interne. En ce sens la laideur rejoint l’injustice, comme la beauté rejoint la justice : c’est le même de dire qu’une action est injuste ou de dire qu’elle est laide, puisque dans l’un et l’autre cas il y a un déplaisir de représentation (on pourrait préciser que dans l’injustice le déplaisir est de déséquilibre alors que dans la laideur il est de figuration). Socrate est donc fondé à dire que les actions injustes sont laides, et s’il ajoute qu’il est impossible de vouloir être le sujet d’actions laides, c’est à la condition de supposer un sujet identique à sa propre capacité représentative, un sujet bien identifié à la conscience de lui-même, celui-là même dont on a vu qu’il avait la justice comme vertu normative.
Alors que Polos parle de la vie agréable du tyran ou de la sensibilité malmenée de celui qu’on punit, Socrate lui répond en en restant à la réflexion qui demande un équilibre entre les représentations, donc entre les fautes et les punitions. Or il n’est pas honnête de ne pas répondre sur le même terrain que son interlocuteur, voire, comme Socrate le fait à deux reprises, de rompre la discussion au lieu d’argumenter quand on est trop évidemment en difficulté.
Dans cette partie du dialogue, Socrate joue sur l’ambiguïté entre la vie et la sensibilité d’une part, et la conscience attentive de soi d’autre part. Il fait comme si cela ne faisait qu’un alors qu’en fait il s’agit de dimensions très différentes de l’existence, clairement séparées par tout le monde. Socrate fait semblant de pouvoir en rester à son argument de pure représentation (il est nécessaire d’être représentativement en accord avec soi) alors qu’il a bien vu que Polos avait raison à propos de la vie et de la sensibilité, dès lors qu’on la distingue de la réflexion et du jugement de soi : on peut être malhonnête et heureux, honnête et malheureux. De fait, comme on le voit chez les personnes qui ne sont pas philosophes et ne se soucient pas d’éclairer une existence humaine qui est pourtant la leur, on peut tout simplement refuser de réfléchir, voire ne même ne pas songer qu’on pourrait le faire. Si donc on distingue les domaines de la sensibilité et de la réflexion, l’argument de Socrate n’a plus de valeur. Il continue de lui en accorder une parce qu’il ne peut pas admettre l’extériorité de la vie à la conscience qu’elle a de soi, autrement dit l’idée que l’être pourrait être sans rapport de nécessité avec la représentation, la réalité avec la représentabilité.
Métaphysiquement, il faut qu’il n’y ait pas de différence entre exister et relever de la représentation c’est-à-dire de la pensée réflexive. Comme tout à l’heure avec Gorgias, Socrate emploie toute son industrie à empêcher ou à refuser la contestation de cette équivalence.
Polos se laisse embrouiller, parce qu’il ne voit pas qu’il faut distinguer expressément entre la vie et la réflexion de la vie, et pas simplement de façon implicite comme il le fait en pointant qu’on peut être heureux tout en étant mauvais. Eût-il opéré clairement cette distinction que la malhonnêteté de Socrate lui aurait sauté aux yeux, qui l’amène tantôt à la parler de la vie (on peut profiter d’une mauvaise action) tantôt à mentionner une nécessité purement représentative (une mauvaise action est forcément laide et on ne peut se satisfaire de la laideur).
Polos a donc bien raison de n’être pas convaincu par Socrate, bien que celui-ci, à cause de la confusion des types de nécessité, l’ait amené à se contredire lui-même. Calliclès, plus attentif, saura repérer la rhétorique malhonnête de Socrate.
Troisième partie : Calliclès
Si Socrate passe son temps à parer à la contestation de l’identité entre la réalité et la représentabilité, et donc entre la vie et la conscience qui pense, c’est qu’au fond de lui, mais sans pouvoir se représenter la nécessité de se l’avouer, il a reconnu qu’elles étaient disjointes. Toujours sur la brèche, il va d’un argument à l’autre pour boucher les failles de cette identification qu’il veut maintenir au nom de la conscience. Ces failles (dont la principale est la question du mal à laquelle Socrate a décidé de se rendre aveugle) ne doivent pas être admises parce qu’alors la disjonction de l’être et de la représentation permettrait à celle-ci, comme la rhétorique en est l’établissement, de n’être représentation de rien. Elles forceraient aussi à reconnaître que l’homme en général ne sait pas ce qu’il veut. On a vu dès la première partie que Socrate ne supportait pas l’éventualité qu’il n’y ait pas de référent. Il voit bien que l’ordre représentatif n’est pas identique à l’ordre réel, mais il panique (cette éventualité lui fait accepter de mener malhonnêtement la discussion) à l’idée qu’on puisse s’en autoriser pour construire une pratique que dès lors plus rien ne pourrait juger : il n’y aurait plus de représenté permettant de d’estimer, de juger et de légitimer ce qu’on pense et ce qu’on veut.
Calliclès refuse de confondre ce qui correspond à la réalité des choses (la « nature ») et ce qui résulte des nécessités de notre représentation dont on a vu qu’elles étaient forcément « politiques » (la « loi »). Il reproche à Socrate de jouer malhonnêtement sur les deux tableaux.
Il souligne qu’il faut distinguer logiquement, et mais aussi distinguer typologiquement. Son apport est de pointer cette corrélation en disant que les forts pensent et agissent selon la nature des choses, tandis que les faibles pensent et agissent selon ce qu’il est normal de penser et de faire. Nous le comprenons : il est pire ou plus laid de subir l’injustice selon la nature puisqu’il y a plus de souffrance et c’est l’inverse selon la loi parce que la subjectivité représentative s’y met en contradiction avec elle-même. Mais Calliclès, qui accorde qu’on juge aussi les actions selon leur beauté ou leur laideur, n’est pas capable de conserver sa distinction : le pire ne peut être le plus laid que pour la représentation, puisqu’il n’y a de beauté ou de laideur que pour un sujet qui se représente les choses. Et puis, en disant que la force est l’indifférence à la représentation, et donc à la justice qui n’est que représentation, il est forcé de se contredire : il réclame la justice pour les forts, c’est-à-dire la représentabilité ! La position de Calliclès ne cesse donc de se détruire elle-même en mettant en œuvre cela même qu’il commence par reprocher à Socrate. Et c’était inévitable, puisque parler, c’est représenter, donc prendre la « représentabilité » pour critère.
Cette contradiction est parfaitement mise en évidence par l’impossibilité de donner de la « force » une définition univoque. Pour aider à comprendre les exemples donnés (les plus sages, les plus courageux, et surtout les plus compétents pour les affaires publiques), on peut opposer deux modèles : si on parle des plus forts physiquement, alors la foule est forcément plus forte que l’individu, et ses lois sont de ce fait les plus légitimes (c’est-à-dire les plus conformes à la représentation de ce que doit être une loi !), de sorte qu’il devient absurde de les dénoncer comme un moyen d’oppression des natures supérieures par les natures médiocres ; si on parle des plus intelligents, alors il s’agit de ceux qui se conforment le mieux aux nécessités purement représentatives (par exemple ils sont capables d’argumenter) que l’opposition de la « nature » et de la « loi » avait commencé par dénoncer…
Quant à la vie qu’il serait juste de mener selon Calliclès, Socrate n’a aucun mal à en montrer l’indignité en soulignant que tous les plaisirs ne se valent pas, parce que les uns sont représentables et les autres ne le sont pas : certains sont « honteux » au sens où on ne pourrait pas se regarder être le sujet de l’existence qu’ils définiraient. On aurait donc le plaisir mais tout le monde s’accorde à dire qu’on ne pourrait pas penser qu’on aurait le bien. Là encore Calliclès est piégé : il accepte l’argument qui est pourtant de nature exclusivement représentative, au point même de vouloir le retourner contre Socrate qu’il accuse de tenir des propos déplacés pour un philosophe.
Nous voyons ainsi que l’opposition de la « nature » et de la « loi » est intenable pour celui qui parle en tant qu’il parle, alors même qu’elle est irrécusable. L’idée qu’il y aurait des plaisirs « honteux » met en évidence une nécessité exclusivement représentative (selon la « loi » de ce qu’on peut représenter et de ce qu’on ne peut pas, il y a ce qui est digne et ce qui est indigne), mais pas du tout une nécessité réelle (selon la « nature » un plaisir est un plaisir, et c’est tout). Cela vaut aussi pour les oppositions qui, en imposant la disjonction du plaisir et du bien, de la peine et du mal, montrent expressément l’irréductibilité de l’ordre des significations à celui des choses : alors que dans la réalité le plaisir et la peine vont ensemble, comme on le voit de ce que le plaisir de boire soit inséparable de la peine d’avoir soif, dans leurs idées le bien et le mal sont exclusifs.
L’argument originel de Calliclès était donc juste : la réalité ne se réduit pas au monde de la pensée représentative et la vie est toujours en excès par rapport à la réflexion. Mais il est incapable de le tenir non seulement dans son langage (il ne distingue pas les arguments qui construisent les significations et ceux qui disent les choses), mais dans sa volonté (il veut la justice qui n’est rien d’autre que la représentativité) et même encore dans sa vie (il veut la puissance sans voir que c’est seulement une représentation de la force). Calliclès, qui a parfaitement vu l’irréductibilité de la vie à sa réflexion, en reste à son impuissance à se libérer de la représentation parce qu’il ne réfléchit pas sur la nécessité de réfléchir qui est inhérente au simple fait de parler, et par laquelle il se fait piéger. Il s’enfermera donc dans la bouderie et le ressentiment. Quant à Socrate qui ne nie pas la distinction de la « nature » et de la « loi », c’est son statut de philosophe qui la résout : sa question n’est pas celle de ce qui est réel, mais celle de ce qui est représentable c’est-à-dire, aux yeux d’une réflexion qu’il ne critique pas, sensé et donc porteur de responsabilité.
Socrate peut donc reprendre l’opposition de départ et les analogies qui la mettent en forme : il ne s’agit pas d’opposer ce qui serait simplement apparent à ce qui serait réel (le plaisir donné par la cuisine raffinée est bien réel) mais, représentativement, ce qui est non vrai à ce qui est vrai : est non vrai ce qui n’est lié qu’à la faculté représentative elle-même parce que cela fait qu’elle cesse d’être transitive et donc de représenter quelque chose (par exemple le plaisir gustatif) ; est vrai ce qui accomplit la représentation comme représentation d’un objet irréductible à elle (par exemple la convenance de certains aliments, en tant qu’elle est fonction de la nature du corps, connue du médecin). Ce qui ne cherche qu’à plaire, ne visant que la faculté représentative pour elle-même, est ainsi dénoncé comme ennemi de la vérité, donc aussi de la justice (équilibre des représentés dans la représentation), donc finalement de l’âme. On a ainsi l’accomplissement de la critique de la rhétorique.
Et comme l’âme est « politique » de part en part (sa nature propre est la justice, et c’est la législation qui la constitue), le critère du bien et celui du vrai se retrouvent dans la vie commune ; elle s’accomplit dans les jugements qu’on peut porter sur les responsables de la vie collective : ont-ils oui ou non rendu les citoyens meilleurs ? Que la réponse soit non même dans les cas les plus illustres montre que rares sont ceux qui font de la politique leur objet. La politique est donc infiniment plus que la politique. L’exemple que Socrate donne a contrario de lui-même (n’oublions pas que c’est Platon qui écrit ce texte !) montre que la politique se ramène à la distinction de ce qui est vrai et de ce qui ne l’est pas parce que cette distinction ne diffère pas elle-même de celle qu’il faut faire entre ce qui est représentable (pour soi et pour les autres) et ce qui ne l’est pas. Quand l’essentiel est le représentable, le sujet qui réfléchit est en ordre avec lui-même, donc heureux.
Quatrième partie : le mythe
Enfin Socrate décrit la vie après la mort en déclarant qu’il ne s’agit pas d’un mythe. Cela semble absurde : comment pourrait-il en être autrement ? (Et de toute façon les croyances personnelles que Socrate pouvait avoir à titre individuel sont sans intérêt pour nous.) Mais la question n’est pas du tout celle-ci, et on le voit en sortant des trivialités habituelles qui empêchent de lire le texte. Car qu’est-ce que la mort ? C’est la réduction absolue de l’existence propre à la représentation des autres ! Dire qu’en ce moment Socrate se trouve au royaume des morts, c’est dire cette vérité qu’il n’est absolument rien d’autre que ce que nous nous en représentons. Telle est pour nous, et pour Platon qui écrit ce texte après la mort de son maître, la question de Socrate. Nous (et Platon avant nous) sommes donc les juges des morts, et d’abord de Socrate : cette représentation à quoi toute leur existence se réduit à jamais, se tient-elle, ou pas ? S’agit-il d’un vrai humain au sens où nous trouvons en lui ce qu’on vient d’apprendre constituer représentativement l’humain (le service de la réflexion, donc le souci indistinct de la vérité et de la justice), ou seulement d’un quelconque individu, qu’on serait alors fondé à ramener à sa réputation ou aux éventuelles richesses qui étaient les siennes ? Telle est le sens de l’idée du jugement des morts, qui doit se faire dans la nudité et sans les prestiges de la vie sociale, c’est-à-dire au-delà des apparences, puisqu’il y a aussi une vérité de chacun et pas seulement une vérité des choses.
Il y a donc, pour la vérité telle que la réflexion la définit, un vrai sujet : le sujet de la représentation qui n’est à la fin qu’une représentation de sujet. Car il y a un vrai sujet étant le Bien, puisqu’on nomme ainsi ce qui donne sens aux choses en général, ce qui les rend compréhensibles. Est vraiment sujet celui qui s’y est assujetti : un humain vraiment défini par sa réflexion, et dont le modèle est Socrate. Ce sera pourtant un Socrate malhonnête, puisqu’il reste vrai que la vie excède la réflexion. La pensée métaphysique est une rage.
Conclusion
En opposant l’apparence non pas à la réalité mais à la vérité, et en définissant celle-ci à la fois objectivement et subjectivement par la représentation, Platon met en place la métaphysique : que l’étant soit d’avance assujetti par le savoir auquel il peut donner lieu.