Les choses ne sont pas des faits : cette lampe n’est pas un fait. Par contre, qu’elle soit posée sur ma table en est un. Inversement la prise en compte d’un fait n’est pas celle d’une chose (par exemple cette lampe) mais de quelque chose à propos de cette chose (par exemple qu’elle soit posée sur la table). La question sera donc de comprendre l’étrange apparence de substantialité qui caractérise le fait : étranger à nous, indifférent à nos désirs comme à nos opinions, il paraît exister en soi, dans l’évidence de son unité.
L’objet d’un établissement
La transcendance du fait paraît assurée. Que la lampe soit posée sur la table est un fait, singulier et unique, aussi concret que la lampe elle-même. Comme elle, il s’impose éventuellement de manière contraignante (par exemple je n’ai plus assez de place pour étaler mes notes pendant que j’écris, etc.). Comme la chose qui a son propre concept (je n’y peux rien : cet objet est une lampe et non pas un coupe-papier), le fait a sa propre identité (je vous parle de tel fait précis, pas d’un autre). Mais il faut aller plus loin en remarquant que le fait, toujours à la manière des choses, paraît transcender les points de vue qu’on prend sur lui, au point que son établissement peut s’identifier au recoupement des diverses perspectives. Le meilleur argument à propos de cette transcendance semble donné par Durkheim quand il prône l’outil statistique comme étant seul à même d’objectiver les « faits sociaux » dans leurs propriétés spécifiques, dont le comparatisme et la méthode des« variations concomitantes » donnera corrélativement le sens et l’identité.
Mais justement : s’il faut « traiter les faits sociaux comme des choses », c’est bien parce qu’ils ne sont pas des choses ! L’injonction méthodologique n’a de sens qu’à partir d’une distinction première qui va en quelque sorte de soi et que la constitution de l’objet scientifique doit, comme à chaque fois, mettre entre parenthèses. C’est qu’il faut bien construire un objet pour avoir quelque chose à étudier – un objet qui soit dès lors comme une chose, puisqu’une chose est une sorte d’objet donné à la conscience représentative (ma lampe est une chose, mais une attitude réflexive en fera l’objet de mon examen).
Pour que les faits acquièrent ainsi statut d’objets (et donc, rétrospectivement, de « choses »), il faut les établir. Dans la réalité du travail scientifique l’établissement et l’objectivation ne font bien sûr qu’un, mais les significations sont différentes, puisque l’établissement est le procès d’assurance de la transcendance (que ce ne soit pas l’ideatum d’une opinion ou d’une croyance qu’on appelle « fait »), et que l’objectivation est la mise en œuvre de la méthode propre à la science dans laquelle on se situe (on n’objective pas un phénomène social comme on objective une réaction chimique) – ceci n’étant que la détermination de cela. Etablir, en ce sens, c’est s’en tenir à ce qui compte et écarter ce qui ne compte pas – le paradigme étant fourni dans cet exemple par la méthode statistique dont l’effet sera d’éliminer les écarts individuels dont on sait, à propos des « faits sociaux », qu’ils peuvent être considérables.
Or nous le demandons : établit-on une chose ? Bien sûr que non, puisque sa notion est celle d’un donné dont la déterminité soit propre ! Peut-être l’idée d’une substantialité de la chose est-elle illusoire mais cela ne change rien à sa notion : une chose qui existe en soi n’est pas un objet qui est constitué par la conscience et dont la matière est le savoir comme la matière du vase est l’argile, la forme en étant la nécessité que la subjectivité est pour soi. Par contre il faut toujours établir le fait, puisque sa notion s’entend expressément à l’encontre de l’hypothèse idéaliste c’est-à-dire à l’encontre de l’hypothèse qu’il soit un simple ideatum pour une opinion ou une croyance, même savantes ! C’est que la notion de fait, qui s’entend ainsi à l’encontre de celle de la chose, est celle d’une réflexion qui a toujours déjà eu lieu : dire « c’est un fait que ma lampe est sur la table », c’est envisager implicitement qu’il ait pu s’agir d’une illusion, d’une croyance, d’un souvenir afin de rejeter cette éventualité. L’établissement est ce rejet. Bref, l’idée d’établir une chose est aussi contradictoire avec sa notion que celle de ne pas établir un fait.
Une transcendance non transcendante
Etablir un fait, c’est tout le contraire de l’inventer ou de le constituer à volonté, puisque cela consiste à rendre irrécusable et incontestable son indépendance par rapport à l’observateur. Les faits établis par Durkheim sont toujours reconnus comme des faits – et non pas des mirages rétrospectivement conditionnés par l’appartenance de ce savant à son époque : aussi transcendants relativement à lui et à quiconque que cette lampe l’est par rapport à moi. Il peut donc (et nous pouvons toujours) les « traiter comme des choses ».
Sauf bien sûr que ce ne sont pas des choses parce que la transcendance dont il s’agit ne concerne pas tout point de vue, comme dans le cas de la chose, mais seulement le point de vue particulier dont l’établissement aura été la mise en œuvre – dans cet exemple le point de vue sociologique en dehors duquel l’idée même de les mentionner n’a aucun sens. Le suicide, par exemple, est une nécessité liée au caractère normatif des sociétés ; mais pour la personne concernée, c’est le bout du désespoir – l’épouvantable souffrance d’être dans une situation sans issue. Il s’agit bien de la même chose mais, comme on voit, absolument pas du même fait. Par ailleurs tous les aspects des choses sont compatibles entre eux, si différents qu’ils soient, autorisés d’une unité qui est celle de la chose, alors que les faits auxquels ces aspects peuvent être ramenés sont en tant que tels absolument exclusifs les uns des autres : la composition chimique d’un produit peut bien être rapporté à son prix, puisqu’il s’agit du même produit, mais le prix n’est pas plus un fait de chimie que la composition n’est un fait économique, l’idée même de leur compatibilité n’ayant aucun sens.
Sur toute chose une infinité de points de vue peuvent donc s’exercer, forcément compatibles entre eux puisqu’ils sont autant de perspectives offertes par cette chose. Dire qu’une chose est transcendante, c’est donc dire qu’elle est la même chose dans la diversité des perspectives qu’elle offre ou, si l’on préfère, c’est dire qu’elle est le sujet de cette diversité. Le fait, lui, n’est transcendant qu’à la perspective de son établissement en tant que cet établissement l’a bien été de quelque chose et non pas de rien. La lampe transcende toute perspective au sens où elle rend compte de sa possibilité ontologique (elle assure la « compossibilité » de tous les points de vue, à commencer par ceux qui l’ignoreront), alors qu’un fait social n’en est un que pour le sociologue, sujet défini par la perspective sociologique. Ils s’imposent, sont contraignants, ne dépendent pas du bon vouloir de l’observateur, mais ce ne sont pas des choses parce qu’ils ne sont rien en dehors de la perspective qu’il met en œuvre. Un dernier exemple achèvera de convaincre : quand je dis que l’égalité des angles du triangle à deux droits est un fait, je ne fais rien d’autre que mentionner la perspective euclidienne – au sens où je ne mentionne absolument pas un fait qui serait donné (cette égalité) en indiquant par ailleurs le point de vue qui permet d’en prendre connaissance (la perspective euclidienne). A preuve : dans une autre perspective (ici les géométries non planes), cette égalité dont je parle (celle-ci et pas une autre) n’est pas du tout un fait ! La même réalité est un fait dans une perspective et n’en est pas un dans une autre. Bref, la transcendance de la chose est universelle alors que celle du fait est particulière.
Les faits et les choses ont en commun d’être transcendants, mais ils s’opposent en ce que la transcendance de la chose est « réelle » au sens d’indépendante de la déterminité des perspectives, alors que celle du fait ne l’est pas. La transcendance de la chose est elle-même transcendante (sa transcendance par rapport à un point de vue vaut déjà pour tout point de vue possible) alors que la transcendance du fait ne vaut que comme celle de l’objet d’une constitution (il transcende sa perspective, mais n’est rien d’autre que cette transcendance particulière).
Une identité mais pas d’essence
L’opposition de la transcendance qui est réelle et de la transcendance qui ne l’est pas est très concrète parce qu’elle appartient à ce dont nous parlons : c’est le propre de la chose d’être déjà pour elle-même sa propre transcendance, alors que c’est le propre d’un fait, justement en tant qu’il est un fait (c’est-à-dire qu’il transcende le point de vue de son établissement) de ne pas se transcender lui-même parce qu’il ne se situe nulle par ailleurs que dans sa reconnaissance – laquelle est bien une réflexion, comme le terme l’indique.
Dire que la chose excède tout point de vue particulier parce qu’elle est la possibilité d’une infinité d’autres points de vue, c’est dire qu’il lui appartient en propre d’être déjà faite de sa propre universalité. Dire que cette lampe est une lampe, c’est rappeler qu’il appartient à une lampe de pouvoir être considérée d’une infinité de façons et que cela est constitutif de la choséité même de cette lampe singulière, posée en ce moment sur ma table. La réalité d’une chose est en ce sens identique à sa propre transcendance vers son essence : voir cette lampe, c’est voir une lampe. L’essence étant, comme dit Hegel, la « réflexion de l’être », il revient au même de remarquer cette structure ontologique et de dire que l’aperception d’une chose est toujours déjà engagée sur le chemin de la réflexion. Impossible de voir cette lampe sans avoir conscience plus ou moins explicitement qu’on est en train de voir une lampe. Et c’est ce mouvement qui assure sa singularité de chose : qu’elle soit une lampe, cela est actuellement rapporté à l’immédiateté et à la singularité du « ceci » (Kant ajouterait : par le biais du schématisme, mais peu importe ici). Le singulier n’est pas le contraire de l’universel (comme si d’être ma lampe contredisait d’être une lampe) mais au contraire son engagement – dont la reconnaissance consiste alors à prendre acte : apercevoir cette lampe, c’est reconnaître qu’elle est une lampe. L’idéalité de l’essence est en ce sens absolument constitutive de la réalité concrète de la chose (d’où conception platonicienne que l’essence comme vérité de la chose, en effet nécessaire quand on croit que la vérité est de nature réflexive).
Dès lors reconnaîtra-t-on comme propre à la chose sa transcendance par rapport à son essence ou encore, si l’on préfère, son inégalité à celle-ci, en tant que par « essence » on désigne forcément une réalité représentative (les essences ne se trouvent forcément que dans l’esprit et plus précisément dans la réflexion). La « choséité » de la chose est son irréductibilité à ce qu’elle est pour l’esprit, et donc à son essence dont elle est dès lors séparée, n’étant une chose que par cette séparation. La choséité de la chose est donc sa transcendance vers sa propre essence : que cette lampe ne soit elle-même qu’à être une lampe, son être concret s’entendant donc comme son inégalité à sa propre dimension d’universalité.
Rien de tel pour le fait qui se détermine comme une configuration (par exemple : le fait que ma lampe soit sur la table et non pas sur le sol), parce qu’une configuration, cela ne peut exister que réflexivement (l’opposition du sol et de la table n’a lieu que dans mon esprit)! Ainsi le propre d’un fait est qu’il a déjà dû été identifié réflexivement – et c’est très exactement ce qu’on dit quand on refuse de le distinguer de la perspective dont il relève. Parce qu’il a une configuration pour détermination, le fait ne peut pas avoir pour réalité cette inégalité à sa propre essence, autrement dit son irréductibilité à sa constitution, qui définit la chose. Tel est en effet l’argument décisif : qu’un fait soit toujours singulier en même temps qu’il est réflexif, alors que c’est la contradiction expresse de ces deux moments qui assure la transcendance de la chose – celle-ci n’étant singulière qu’à ne pas être égale à sa réalité réflexive, autrement dit à son essence.
Le paradoxe du fait, parce qu’il est toujours aperceptible comme une configuration (que ma lampe soit sur la table, etc.), est bien celui-ci : être une singularité réflexive alors même que la réflexion est par définition le domaine de l’universel ! Voilà pourquoi on ne peut pas le distinguer de sa constitution par le savoir bien que sa notion soit expressément celle de cette distinction – par opposition aux choses dont la transcendance propre est cette distinction.
L’argument est donc phénoménologique : la phénoménalité d’un fait (et certes je constate que ma lampe est sur la table) n’est donc pas du tout identique à sa propre transcendance. Alors que le propre d’une chose est de ne déjà plus être sa propre singularité (voir ma lampe, c’est voir une lampe), le propre du fait est d’être encore et toujours le réflexif qu’il a toujours été, en tant que configuration. Plus simplement : il a une essence de la chose par quoi elle est une chose, alors qu’il n’y a pas d’essence du fait – impossibilité par quoi, précisément, il est un fait, c’est-à-dire une pure singularité de configuration ! Prenez n’importe quelle chose et vous constatez que vous êtes déjà en train de l’universaliser (ce stylo est un stylo) ; prenez n’importe quel fait (que ce stylo soit posé sur ma table à côté de cette lampe) et vous constatez tout au contraire que vous êtes cantonné à lui, qui n’est exemplaire de rien, qui ne participe d’aucune essence ! Jamais un fait n’est le cas particulier d’une essence qu’il représenterait et qui, par là même serait la sienne. Un fait a une identité (je parle de celui-ci et non pas de celui-là) mais il n’a pas d’essence et c’est cette distinction de l’identité propre et de l’essence réflexive qui, en fin de compte, le constitue ontologiquement comme un fait et non pas comme une chose. Pas de transcendance du fait à lui-même, donc. Le fait n’est donc aucunement une sorte de chose.
Etant acquis que le fait n’étant d’aucune manière une sorte de chose, demandons-nous maintenant s’il est une sorte d’événement.