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8 mai 2007 2 08 /05 /mai /2007 09:32

 

 

La métaphore de l'existence et le sens de la vie

 

Si nous ne sommes pas encore en mesure d'exposer métaphysiquement cette compréhension par la vie de l'existence à laquelle elle s'ordonne absolument (car c'est bien toujours et seulement de vivre et de mourir qu'il s'agit...), nous pouvons néanmoins indiquer que la vie se constitue comme humaine à être l'existence en général, au sens exact de cette métaphore par laquelle la légalité se substitue à une légitimité qui la gouverne pourtant à l'autoriser, et par laquelle elle se trouvera finalement récusée : la valeur de l'étant est la forclusion métaphorique de son être, en tant qu'elle est la substitution de la vie à son existence pour en être l'origine transcendantale (ce n'est plus d'être que l'étant est, mais de la réciprocité des moments de la vie, c'est-à-dire du retour du sujet à lui-même).

Qu'on vive seulement à avoir raison de vivre, c'est par conséquent ce qu'on indiquera encore en soulignant qu'on vit toujours à métaphoriser l'existence, en tant qu'elle consiste, en vie - le propre de la métaphore étant d'instituer en sujet sanctionnant cela dont elle est l'impossible énonciation. En ce sens, dire que la vie humaine est "une existence", c'est énoncer qu'aucun moment n'en est jamais possible qu'il ne donne à voir en quoi, finalement, l'existence consiste. Non seulement toute vie humaine mais encore tout moment humain est donc une énigme, si l'on nous accorde pour cette dernière notion de la définir comme une interrogation dont la réponse se trouve dans la seule manière dont elle est signifiée, et qui porte toujours sur la vérité de l'existence en général.

Ainsi la vérité ultime des choses n'est pas ce que l'on nomme le sens de la vie, puisque la vie n'est pas l'existence, ou plus exactement qu'elle l'est métaphoriquement. Le sens de la vie, c'est une production spécifique, et non pas une conformité à une vérité qu'il faudrait supposer préalable (et qui comme telle serait simplement un non sens : un fait métaphysique, aussi inerte et stupide à son niveau qu'un fait géologique au sien).

C'est qu'on ne doit pas oublier l'essentiel de la métaphore, qui est d'être une création de sens et non une simple manière de signifier.

Si donc on reconnaît l'essentialité de cette certaine consistance de l'existence en disant qu'une vie est inacceptable à ne plus pouvoir la signifier (ce qu'aucun être humain ne peut accepter, c'est une vie qui ne signifierait plus rien - plus rien de la vérité, forcément), on en reconnaîtra d'une autre manière l'inessentialité en ce que la vie qui la forclôt est précisément la vie propre et non pas l'existence en général. C'est qu'en effet la même vérité ne se comprendra (ne se réalisera) pas de la même façon dans des vies différentes, puisque l'unité actuelle du vivant et de son milieu qui en sera forcément la compréhension - unité en quoi consiste à proprement parler la vie - se détermine d'abord des caractères essentiels de celui-ci : époque, situation sociale et familiale, bien sûr, mais aussi lieu de vie ou même à la limite déterminations corporelles, en un mot tout ce qui contribue à la constitution de1'"être au monde", à ce monde que la vérité est précisément reconstruite par nous de sanctionner positivement (la vie n'est pas simplement réelle : elle est valable). Si donc aucun être humain ne veut d'une vie qui ne signifierait pas finalement en quoi consiste l'existence en général (n'accepte de vivre en dehors de l'énigme, autrement dit - à présenter ainsi notre interprétation du mythe d'Œdipe), c'est parce que le sens par principe absolument unique que présente nécessairement sa vie serait sans légitimité (il n'aurait pas raison de vivre).

Nous apercevons ainsi que la personne humaine n'est pas seulement définie par la maîtrise originelle dont le fait même de son existence est l'irrécusable attestation, mais qu'elle l'est encore par l'absolue dignité de tout ce qui fait concrètement sa vie, si ignoble que ce puisse être parfois à se le représenter, puisque la détermination concrète est celle de la métaphore que la vie (en tant qu'elle est "une existence") est toujours, et par conséquent du sens que celle-ci en revêt - sens forcément légitime puisque réel, en tant qu'humain: toujours-déjà sanctionné. La dignité constitutive de la personne, autrement dit, ne se divise pas à donner lieu à une reconnaissance abstraite qui ne serait pas en même temps celle de sa réalité concrète. Tout doit être respecté dans l'individu humain, et une vie abominable et violente est encore, puisqu'elle est effectivement menée, légitime. Cette légitimité atroce de certaines existences, c'est la réalité métaphysique du mal. Et on ne peut la nier qu'au prix de ne pas reconnaître l'humanité des hommes.

On appelle " psychanalyse de droit " l'élucidation de cette nécessité.

 

Le statut juridique de l'existence

 

Puisque c'est la dimension qu'on peut dire ainsi exclusivement et totalement juridique qui fait l'humain, on reconnaîtra que le sens de la vie n'est possible dans son essentielle légitimité que parce que l'existence en général, dont la vie qu'il s'agit toujours d'accepter ou de refuser est la forclusion, est elle-même originellement juridique. Il ne se contredirait en effet à y voir le pur fait qu'en général il y ait quelque chose et non pas rien, d'abord parce qu'aucune consistance n'en serait pensable, et ensuite parce qu'on réduirait le critère de la vie à un fait de second degré en constatant qu'il y a la culture, dont la forclusion qu'elle est toujours de la nature en ferait paradoxalement le dernier moment (point de vue des sciences humaines, nommément de Lévi-Strauss). Or nous savons que la vie n'est anthropologique qu'à être d'abord métaphysique, puisque c'est la supposition qu'on a originellement raison de vivre qui permet qu'on vivre de telle ou telle manière.

Mais il faut aller plus loin: si nous avons (pour le moment...) raison de vivre, c'est par définition qu'il faut vivre. Pourquoi?

Car nous ne vivons ni par plaisir, comme le démontre l'exemple de la piqûre d'épingle, ni même par un devoir qui ne vaut jamais, Kant l'a parfaitement établi, que pour le sujet de la représentation. Ce qui nous fait vivre, c'est donc une certaine nécessité qui est absolument antérieure à toute représentation que nous pouvons nous faire, et que d'ailleurs nous signifions expressément comme telle en disant qu'il faut bien vivre. Or l'antériorité absolue, c'est celle de l'être - ou plus exactement de l'existence en général. Si donc la vie et la nécessité de vivre sont le même, il faudrait alors le comprendre métaphoriquement, c'est-à-dire à partir de la thèse proprement métaphysique de l'être comme nécessité absolue (" il faut bien vivre " serait la signification humaine, donc métaphorique, de l'aséité, par exemple)... Mais cette dernière expression n'est-elle pas déjà une contradiction dans les termes?

Ce qui est en cause, c'est l'être entendu non pas comme le fait absolument premier que tout suppose toujours, mais en subversion à cette indication pourtant irrécusable la nécessité qu'il y ait l'étant et non pas plutôt rien, nécessité dont le falloir vivre serait alors l'indication forclusive. Autrement dit, il faut que l'être, dont la vie comme falloir vivre est la forclusion, soit légitimité originelle pour l'étant en général !

Cette nécessité qui est donc à proprement parler le statut juridique de l'existence, nous n'en apercevons pas la matérialité (il y a une consistance originelle de l'existence; oui, mais laquelle?), puisque nous n'avons pas encore déterminé quelle mystérieuse entité, faisant irruption (sur le mode d'y être aberrant) dans la vie comme le sujet de l'énonciation fait irruption parfois dans l'énoncé qu'il gouverne, peut l'avoir pour essence. Par contre nous sommes en mesure d'en indiquer la formalité : celle de la "preuve ontologique", qui n'est pas un savoir sur l'étant mais l'identité de sa mention et de sa reconnaissance - notion de droit, soulignons-le - en tant qu'étant. C'est en effet la définition même de l'étant qu'il soit (on ne confondra évidemment pas l'étantité et la réalité appelée par Kant dynamique, comme le montre qu'un dragon ou un cercle, par exemples, ne soient pas rien), et donc l'impossibilité effective qu'il ne soit pas, même s'il se limite à la seule affirmation de l'étant, laquelle n'est en effet pas rien, irrécusablement. Dans le cas (unique) de la preuve ontologique la constatation et la reconnaissance sont donc le même, ou plus exactement c'est cette identité, en tant que structure juridiquement incontestable du fait irrécusable, que l'on nomme "preuve ontologique".

Forclusion de l'être, la vie où rien n'est que par autre chose dans l'ipséité d'un sujet à quoi tout doit faire retour, est donc finalement forclusion de la preuve ontologique ! La question de l'existence entendue comme celle du critère trouve donc une nouvelle formulation : y a-t-il dans la vie quelque chose dont la preuve ontologique soit la structure propre ?

 

Le sujet originel du droit

 

L'existence à quoi la vie est humaine de s'ordonner ne peut s'entendre comme telle que dans une effraction de la vie : qu'en celle-ci il y ait quelque chose qui se révèle d'abord à récuser l'extériorité des nécessités mondaines telle que la vie en est l'institution, à savoir que toute chose soit l'expression d'autre chose, et corrélativement que rien ne soit possible qu'à être référé à un sujet auquel son sens est finalement de faire retour. Une entité répondant à cette exigence, dont la notion d'aséité est la formulation positive, aurait en effet pour vérité non pas d'être ceci ou cela puisque toute détermination est effectuation de raisons déterminantes, mais d'exister - hors de toute éventualité compréhensive, c'est-à-dire en extériorité à tout savoir (le savoir existe toujours, bien sûr, mais il ne compte plus). Concevons en effet que l'effraction de l'existence dans la vie, si elle est possible, est nécessairement identique à la mise entre parenthèse de toute valeur, puisque c'est précisément l'identification de l'étant à sa valeur mondaine qui fait la forclusion de son être (nous avons cité l'exemple de la proie qui est bien pour un animal tout l'être, dès lors doublement perdu, d'un autre animal). Une entité qui serait absolument sujet se reconnaîtrait donc à ce que pour elle rien ne vaudrait, et à ce que pour tout elle ne vaudrait rien. Or c'est cette propriété de l'être, dont la mention est seulement le rappel du caractère métaphorique de la vie dans sa relation à l'existence, qui rend possible que quelque chose existe en propre là où rien n'est jamais que par autre chose. En quoi c'est un sujet dès lors vrai qui se trouve reconnu: une entité qui est ainsi, en deçà de toute réalité mondaine, l'existence et par laquelle, d'après tout ce qui précède, nous serions effectivement humains.

Si quelque chose apparaît qui ne vale essentiellement rien pour tout (c'est-à-dire qui soit incompréhensible dans le circuit de l'ipséité mondaine - en un mot: qui soit gratuit) et pour quoi tout ne vale essentiellement rien, alors cette entité pourra bien avoir été produite comme un moment de la vie, elle en sera l'absolue subversion : les raisons dont elle procédera en fait seront nulles en droit. Ce qu'on traduira plus simplement en disant que son inscription dans la vie, pour irrécusable qu'elle soit, sera essentiellement vaine par opposition à ce qui sera dès lors absolument essentiel : qu'elle existe. L'essentialité de l'existence, c'est que l'existence soit essence, si cette essentialité est absolue comme le signifie négativement la vanité des raisons d'être c'est-à-dire des raisons déterminantes. En effet, la vanité se définit non pas comme l'identité mais comme l'équivalence, pour quelque chose (tout ce qui rendrait compte de l'entité considérée), de l'être et du non-être. Rencontrons-nous réellement de telles entités, puisque c'est ainsi qu'il faut concevoir l'effectivité mondaine de ce qui a la preuve ontologique pour structure (en quoi c'est le moment crucial de la désignation de notre propre origine en tant qu'humains que nous abordons... )?

A cette question il est on ne peut plus facile de répondre, puisque son énoncé est une définition: celle de l'œuvre. En vérité, une autre réponse vaut également : la personne d'autrui, et plus précisément la seconde personne, qui existe (celle qu'on rencontre), par opposition à la troisième qu'on se représente (celle dont on parle). Car de la personne aussi, ce qui compte, c'est qu'elle existe, quoi qu'il en soit d'elle par ailleurs. Mais si la rencontre de quelqu'un est un arrachement aux nécessités que nous sommes toujours finalement pour nous-mêmes (et donc si sa mention est une réponse satisfaisante à la question que nous nous posons ici), la question de la vérité dans sa " consistance " (savoir en quoi cela consiste, d'être vrai, pour l'étant) n'y trouverait qu'un détour inutile, puisque c'est seulement comme personne, sujet de droit, donc sujet autorisé par le vrai que dès lors il n'est pas, que l'autre peut être rencontré. Il convient donc que nous limitions la réponse à celle de l'étant dont l'être ne soit pas simplement constaté mais encore reconnu, de l'étant que dès lors on dira vrai et pas simplement réel, et dont on pourra concevoir ensuite que la personne qui l'aura rencontré s'autorisera. Et cet étant, dans sa corrélation au génie (avoir raison non pas quant aux choses mais quant à la vérité elle-même), c'est l'œuvre.

Une œuvre en effet, c'est exactement le contraire d'une expression, comme un créateur est exactement le contraire d'un auteur, ou le génie celui du talent, parce que c'est la vanité des raisons dont on ne peut nier qu'elle procède effectivement qui la révèle d'abord. Personne ne niera par exemple qu'un roman de Balzac soit l'expression de sa psychologie personnelle, de sa vie, de son époque, etc., puisqu'il fut écrit par un homme réel dans une société réelle ; mais à poser cette lapalissade on y voit seulement, au même titre que dans n'importe quel autre vestige de la même époque, un document psychologique, biographique, sociologique, etc. alors qu'en un roman c'est seulement la littérature qui est en question, puisque précisément c'est un roman. On éprouve a contrario cette vérité avec les livres, films, tableaux, etc. qui "ont vieilli". Car il arrive un moment où l'on ne peut plus y voir autre chose que le témoignage d'une époque révolue (pensons aux peintres pompiers du second Empire, pour en rester à des exemples évidents), c'est-à-dire un document : aperception de la médiocrité, dont on comprend bien qu'elle définit l'œuvre a contrario, puisqu'elle est de n'être pas son propre sujet, autrement dit pour une entité quelconque d'être comme n'importe quoi un moment du monde. C'est donc seulement dans la mesure où ces raisons d'être qui sont aussi bien les raisons de la détermination, ne comptent pas, que l'œuvre peut apparaître en tant qu'œuvre : dans l'essentialité finalement absolue de son existence. Et une œuvre, c'est en effet une chose dont il y a à se réjouir qu'elle existe - une chose qu'on aime dès qu'on la reconnaît, si c'est bien l'exclusivité de l'être qui définit l'amour. (On n'aime pas ceux qu'on aime à cause de leurs qualités, et on les aime malgré leurs défauts: c'est d'exister que nous leur rendons grâce; et, pour reprendre la définition de Spinoza, je dirai que je suis joyeux à l'idée que tel petit tableau, pourtant aperçu fugitivement dans le musée d'une ville lointaine où il est très improbable que je retourne jamais, existe.)

Seulement l'existence ainsi présenfifiée ne saurait, si elle est bien le critère que nous cherchons c'est-à-dire le véritable sujet non pas de l'homme mais de l'humain, rester indéterminée : cette existence qui se révèle comme existence dans la vanité de raisons pourtant irrécusables, elle consiste bien en une certaine essence : "Littérature" pour les Illusions perdues, ou "Peinture" pour la Joconde, etc. Ce qui ne signifie surtout pas que telle ou telle de ces œuvres ait à être pensée à partir de la littérature ou de la peinture, parce que cela reviendrait à la nier comme œuvre pour en faire un moment particulier de ce véritable essentiel que serait alors l'histoire de l'art, mais ce qui signifie au contraire que la Littérature ou la Peinture sont ce qu'elle invente absolument : à comprendre une œuvre, on aperçoit qu'elle est l'institution même, dans son absolue originalité, de l'essence dont elle relève, c'est-à-dire qu'elle est à elle-même l'ordre absolument suffisant de sa légitimité. Autrement dit l'œuvre n'est pas du monde parce qu'elle est seule au principe de sa propre constitution : le peintre a par exemple constaté que le tableau demandait une touche de rouge à tel endroit, etc. (mais au peintre médiocre, c'est-à-dire à celui qui demande à la peinture de l'exprimer - nous parlons donc déjà d'un bon peintre, un mauvais s'exprimant simplement au moyen de la peinture - , aucun tableau n'a jamais rien demandé). Ainsi, rien de l'œuvre ne peut en être dit par celui que la représentation sociale oblige à se reconnaître pour son auteur (celui dont elle serait l'expression), qui ne relève de sa réalité mondaine, c'est-à-dire précisément de ce qu'elle se constitue en œuvre de réduire à vanité : "un metteur en scène, tout comme un écrivain, un peintre ou un musicien ne peut réellement parler avec un minimum de compétence que de l'aspect artisanal de son travail" ; et tout ce qu'il en pourrait dire, à s'en prendre pour le sujet ne serait jamais que "des bêtises approximatives", dit Fellini (Le Monde, Jeudi 24 décembre 1987, p. 13). Car c'est l'œuvre qui est le sujet de la création : essentiellement par soi, et inessentiellement par un autre, cet autre étant l'ensemble de ses raisons déterminantes (l'auteur réel, et le monde réel qu'il assume en travaillant). Or cela dont les raisons déterminantes sont absolument inessentielles, c'est bien une entité qu'on ne peut concevoir autrement que comme sa propre existence. Dans l'œuvre autrement dit, l'essentiel en fin de compte n'est pas sa détermination ni, corrélativement, l'importance culturelle qu'elle peut revêtir, mais bien qu'elle existe. Le témoignage du créateur sur sa propre étrangeté aura donc pour envers l'impossibilité du spectateur à comprendre que l'œuvre ait pu ne pas être.

Sujet absolument originel de toute légitimité possible parce qu'elle a la consistance de la preuve ontologique pour nature, l'œuvre institue de son essentielle exemplarité (elle qui, vraiment, est) tout étant d'une vérité dans laquelle il faut bien voir, puisque l'inessentialité absolue des raisons déterminantes est celle de la détermination c'est-à-dire l'essentialité absolue de l'existence qui est proprement la sienne, la consistance de l'existence en général.

L'intelligence d'une œuvre comme œuvre se traduit donc nécessairement par un bouleversement de la vie, une sorte de nouvelle naissance dont l'irrécusable aperception est un étonnement devant la vie dont cette consistance est désormais, et comme celle de l'existence de toute chose, la sanction : comment est-il possible que les choses aient pu exister auparavant, puisque l'existence ne consistait en rien ?...

 

Pluralité du sujet

 

Sujet originel de toute légitimité possible et par conséquent de l'humanité de chaque homme, l'œuvre, par quoi il n'y a donc de sujet qu'à en être ordonné, est la preuve ontologique en personne, dans sa consistance à chaque fois définitive et absolue. Et pourtant il est objectivement vrai que les œuvres sont multiples - ce qui contredit bien évidemment l'absoluité consistante que nous sommes amenés à reconnaître, enfin et définitivement, à telle œuvre dont l'exemplarité proprement métaphysique est le sens, et donc aussi la nécessité, de son unicité. Il faut même aller plus loin dans l'indication de cette pluralité et préciser que par œuvre nous entendons la structure ontologique elle-même (pour l'étant : d'être) comme chose, et non pas surtout une classe de choses. On aurait donc tort, malgré l'orientation des exemples que nous avons utilisés, de cantonner la compréhension de cette notion dans le seul domaine de l'art ou de l'esthétique - à moins précisément de prendre ce dernier terme en son sens le plus littéral, comme on va voir.

Car non seulement il y a des œuvres qui ne relèvent pas de l'art (la Relativité, l'hégélianisme, le Christianisme, etc.) et qui n'en sont pas moins des œuvres parce qu'à définir originellement le domaine de leur pertinence elles sont leur propre condition d'intelligibilité, mais encore il y a des actes qui répondent à cette dernière définition et qui sont donc essentiellement antérieurs, au sens où l'existence dont ils sont alors l'essence l'est toujours chez les hommes : ce sont les "gestes", c'est-à-dire les exploits des héros, mais aussi, en jouant sur le genre du mot français au sens du numen, ce geste du bras que faisaient les dieux grecs et qui scellait le destin des hommes. Un héros, c'est en effet quelqu'un qui se trouve seulement défini par une certaine action dont la suffisance réduit à vanité tant les tenants que les aboutissants (les raisons déterminantes donc la déterminité mondaine, mais pas là consistance puisque l'existence ainsi essentialisée et donc universalisée l'a été par elle ), quelqu'un qui se trouve ainsi littéralement sorti de la vie où tout vaut toujours par autre chose et où rien n'est désintéressé, à la fois au-dessus et en-deçà d'elle parce qu'il en invente le sens en effectuant l'existence comme une certaine consistance dont son geste est dès lors l'inscription irrécusable, à partir de quoi désormais on aura raison ou tort de faire ce qu'on fait.

Remarquons que cela est aussi vrai pour l'atrocité : les tortionnaires et ceux qui déportent ont ouvert la voie à une humanité abominable; et si nous avons été sur la lune avec Armstrong ou pensé l'univers avec Einstein, nous avons aussi massacré les hommes et bafoué l'esprit avec les nazis. Non pas que nous l'ayons forcément fait, mais en ce sens que de tels actes dont l'énormité interdit qu'aucune explication en soit jamais recevable, instituent par cela même une horrible légitimité. Nous l'avons dit, on n'y échappe pas : le mal existe; il est que des consistances abominables de l'existence en général (existence que ce qui fait défaillir toute explication a nécessairement pour essence, avons-nous vu) soient vérités sanctionnantes pour des atrocités dès lors légitimes. Car le mal, précisons encore, n'est pas qu'il y ait en fait des gens méchants (ce qui ne serait qu'un malheur explicable par différents déterminismes mondains et non la réalité du mal), mais c'est par exemple que l'existence soit en toute dernière instance absolument implacable, et que la corrélation métaphorique de cette nécessité avec l'abomination tortionnaire en soit humaine c'est-à-dire légitime. En effet : un nazi, pour garder le même exemple, n'est pas quelqu'un qui aurait commis une erreur sur ce que c'est vraiment que vivre. En d'autres termes, on ne comprend la possibilité du mal en tant que sa notion est seulement possible en droit qu'à y voir un choix dont le caractère humain atteste paradoxalement de la légitimité, un choix originellement sanctionné d'une certaine consistance, disons implacable ou sauvage, de l'existence irrécusable comme telle. Le choix de torturer ou d'humilier n'est humainement possible qu'à ce qu'on y ait raison (qu'on le ramène à une aliénation sociale ou politique, à des pulsions destructrices, à une structure perverse ou à d'autres explications également mondaines, et c'est du malheur qu'on parle : pas du mal). C'est donc seulement du point de vue de la représentation qu'une condamnation en est à la fois possible et nécessaire, mais métaphysiquement - et c'est précisément cela, l'atrocité qui le constitue comme le mal et non pas comme un simple moment du monde - il y a quelque part une légitimité absolue des pires abominations... Cette consistance de l'existence en général qu'on doit forcément supposer pour comprendre l'irrécusable humanité de certaines actions, elle est l'essence d'œuvres où d'actes qu'en ce sens il faut bien qualifier de diaboliques.

On pourrait encore parler, pour en terminer avec cette question du sujet absolument antérieur, des héros de faits divers - et à la limite de ces sujets de représentations qui valent pour eux-mêmes: ainsi Emma Bovary institue-t-elle la vie non pas comme une certaine activité d'écriture (cela, c'est l'œuvre de Flaubert qui le fait), mais comme impossibilité irréductible; ainsi encore les souliers usagés, examinés par Heidegger dans ce tableau dont il n'a rien vu (car il s'y agit toujours et seulement de la définition de la peinture, puisque c'est un tableau), et qui sont bien les sujets d'une existence toute de pesanteur difficultueuse, à par de laquelle seulement la vie du paysan peut avoir son sens. Ajoutera-t-on encore que de ce point de vue les mythes valent pour des œuvres, et qu'il y a toutes sortes de mythes...

On aperçoit donc le paradoxe : chaque œuvre est absolue, définitive et totale, parce qu'en elle il s'agit de la vérité. Et pourtant il y a plusieurs œuvres. Dans un premier moment, on reconnaît bien sûr le caractère réflexif de cette pluralité: si tel film de Fellini est la première des œuvres (les autres n'ont existé que pour la préparer, et les suivantes sont inutiles, puisque désormais tout est dit...) et donc l'invention même de l'existence, je puis bien forcer mon intelligence, qui s'appuiera pour nier l'évidence sur une mémoire que je ne reconnaîtrai pas, à prononcer que d'autres œuvres sont aussi des œuvres. Mais il nous semble qu'une pluralité bien plus réelle dans son essentielle impossibilité est envisageable: celle-là même dont témoigne la diversité des institutions de l'existence (et par conséquent, pour chacun, de la légitimité de sa vie), telle qu'on peut la reconnaître dans l'impossibilité d'unifier ce que nous vivons, nous qui ne nous reconnaissons pas dans la plupart de nos actions. D'où cette question apparemment aberrante : l'existence en général serait-elle donc plurielle?

L'existence en général ou la vérité, nous le savons, il faut la concevoir selon la " consistance " dont l'œuvre est l'irrécusable établissement; de sorte que si l'œuvre est multiple autrement que d'une manière réflexive c'est-à-dire conceptuelle - et malgré le caractère contradictoire de l'idée, il semble bien que ce soit le cas - nous devons poser que l'existence en général est plurielle... En nommant "essence" cette consistance (en quoi l'être (esse) consiste), nous posons donc une pluralité des essences qu'il serait alors absurde de prétendre unifier. Et pourtant ce dernier refus est contradictoire, puisque l'existence en général (car il est bien entendu que nous ne mentionnons pas ceci ou cela comme existant) est UNE par principe, tautologiquement. En effet, et c'est précisément la thèse dont l'absolue nécessité nous est apparue. Mais si ce principe-là était plusieurs?...

L'existence en général serait toujours une, sauf que nous devrions en admettre la pluralité... de sorte que pour chaque individu humain il faudrait employer la notion de vie au pluriel : chacun serait plusieurs vies, c'est-à-dire qu'à partir d'œuvres multiples mais à chaque fois absolument unique (s), une certaine métaphore, sa vie avec son sens irréductiblement propre, en serait comme parallèlement la signification sanctionnée. La thèse paraît folle, j'en conviens, mais elle est simplement la reconnaissance que dans le monde il n'y a pas qu'une seule œuvre.

Folle pourquoi? sinon parce que nous avons l'habitude, à force de confondre la vérité et donc l'être avec la représentation, de concevoir l'existence en général à partir de l'unité de notre cogitation, et implicitement sa consistance à partir de ce que Sartre nomme notre "projet existentiel"? Mais c'est une pétition de principe, puisqu'il n'y a pour chacun de projet unique possible (sa vie, au singulier) que par l'unicité de l'existence en général dont ce projet est l'assomption. Entre une pétition de principe et la nécessité de nier que toutes les autres œuvres soient des œuvres, il faut choisir. Contre l'unicité actuelle de ma réflexion, je pose qu'en moi il y a des vies parce que je vis à partir d'une pluralité d'œuvres qui fait que ces vies sont des sens, que nous nommerons en référence à Leibniz des "incompossibles". Et puisque cela conditionne la possibilité vitale de tout, nous dirons que ces sens (la métaphore de la consistance dont chaque œuvre qui m'a fait humain est à chaque fois l'origine) relèvent essentiellement de l'esthétique, au sens littéral annoncé plus haut. Car si je vois, c'est que des choses - pas n'importe lesquelles - se sont révélées pour instituer l'existence en général à chaque fois comme une certaine et définitive visibilité, et par conséquent ma vie que chacune autorisait comme une certaine vision (en cela donc, et réflexivement : je ne vois pas, mais j'ai des "visions"- car à vivre de Picasso, je ne renie pas Van Gogh; et pourtant ils s'excluent, puisque l'existence en général en quoi tel ou tel tableau consiste, c'est l'absolu) ; et si j'entends, c'est que d'autres œuvres n'étaient faites que pour instituer à chaque fois d'une certaine audibilité l'existence en général, etc... Et qui nierait de toute façon qu'il y ait des pans entiers de notre vie (mais s'ils sont entiers, alors ce sont bien des vies...) qui soient façonnés par des œuvres que nous n'avons d'ailleurs pas nécessairement approchées ?

Nous récuserons donc la notion habituelle d'un sujet humain qui devrait être absolument un parce que l'origine de ce sujet, dans l'exclusivité qui la définit, est néanmoins toujours plurielle (si Sartre m'apprend à penser, mais aussi Lacan, c'est Beethoven mais aussi Bach qui m'apprend à écouter, etc.). Non pas donc que nous niions que ces vies ne se réfléchissent dans l'unité de la vie individuelle, mais nous nions réflexivement que pour chaque être humain la vie individuelle ait un seul sens, parce que s'il n'y a de vie que par l'UN dont nous avons reconnu le sujet (l'un n'est pas mais toute vie est qu'il y ait de l'UN), il ne peut pas y avoir, à cause de la pluralité indéniable de ce sujet, une unité personnelle totale : c'est tout dans l'homme qui est personnel, et la maîtrise absolue qui définit l'humain est aussi bien absolue et totale dans tel ou tel moment de la vie que dans tel autre qui lui est juridiquement exclusif : dans le même individu, celui qui parle n'est par exemple pas nécessairement le même que celui qui écoute, ni celui qui est doux celui qui est brutal, ni celui qui est intelligence celui qui est sot (on pourrait même montrer qu'il y a des existences de bêtise possibles chez les gens les plus ouverts), mais il est à chaque fois, dans 1'"incompossibilité", engagé dans une relation de droit à l'existence : des attitudes éventuellement contradictoires ont une légitimité qui s'assure à chaque fois absolument et donc exclusivement dans l'existence, puisqu'à chaque fois. elles sont humaines.

 

Conclusion

 

On ne peut concevoir la personne qu'à reconnaître l'antériorité de la vérité sur la vie parce que celle-ci doit s'en autoriser (elle n'est humaine qu'à être valable et pas simplement réelle), et qu'à reconnaître l'antériorité de la vérité sur elle-même (que la vérité ne soit pas un dernier fait métaphysique, qui resterait comme tel stupide et inerte, dont rien ne pourrait dès lors s'autoriser).

On appelle " génie " l'antériorité de la vérité sur elle-même : la nécessité qu'elle soit vraiment (par opposition à réellement) la vérité, autrement dit l'impossibilité qu'on en ait jamais fini avec l'œuvre, dès lors qu'elle en est une. Définir la personne comme sujet de droit, c'est la définir à partir de la vérité et donc, à cause de l'antériorité à soi qui la définit, à partir du génie.

Subjectivement parlant, le génie est une notion éthique : elle ne concerne pas un " don " qu'on pourrait imputer à une Nature impersonnelle et aveugle et qui dédouanerait chacun de sa responsabilité (on ne serait pas plus responsable d'être ou non " doué " qu'on est responsable de la couleur de ses yeux ou de sa peau), mais au contraire c'est le refus d'avoir cédé sur le fait qu'on est singulièrement soi-même - et pas n'importe qui (un représentant anonyme de l'humanité en général : celui que n'importe qui aurait été à notre place) que nous reconnaissons au principe des œuvres et qui se trouve impliqué dans la reconnaissance que nous éprouvons malgré nous envers leurs auteurs (alors que l'idée de gratitude envers un individu caractérisé par une aptitude naturelle rare est absurde, même si cette aptitude se révèle utile aux autres). Les " créateurs " nous donnent ce que nous ne savions pas manquer : la vérité (pour nous à chaque fois partielle) dont nous pourrons dès lors nous autoriser, c'est-à-dire le lieu où notre parole (ou au contraire notre démission dans la conformité aux impératifs communs) peut être vraiment la nôtre. C'est de cette éventualité seule que la personne se définit.

On appelle humanité cet ensemble de vivants dont quelques-uns font que tous les autres ont raison de vivre.

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